L’île de Gorée nous renvoie à notre histoire de peuple soumis, humilié et contraint de suivre la volonté de négriers venus d’Europe pour arracher nos ancêtres de leurs racines en vue d’asseoir une nouvelle forme de domination servile ouvrant l’ère du capitalisme économique moderne et reposant sur l’asservissement d’une catégorie de personnes par d’autres individus ou d’autres groupuscules d’intérêt privé obnubilés par la seule recherche du profit et de l’accroissement du capital financier.
L’île de Gorée malgré le temps qui passe et l’oubli voire la méconnaissance réelle par beaucoup de nos compatriotes des innombrables scènes de violence sauvage, d’humiliation, de mépris qui ont réduit des hommes, des femmes, des enfants en objets commercialisables, reste le lieu par excellence de la mise en pratique de la monstruosité de certaines puissances occidentales en Afrique subsaharienne.
L’île de Gorée ne peut pas se départir de son passé de comptoir d’esclaves malgré la volonté de certains à l’instar de l’édile de la ville monsieur Augustin Senghor à vouloir travestir l’histoire ou à tout le moins en minimisant l’impact symbolique de la traite négriere dans notre conscience collective, en restaurant en grande pompe avec le concours de l’Union Européenne la fameuse Place de l’Europe au cœur même de l’île qui porte encore les traces de notre douloureuse histoire de pays africains dominés, spoliés voire souillés avec la complicité d’une partie de la population.
L’île de Gorée n’est pas et ne doit pas être considérée comme un endroit touristique où les jeunes viennent se prélasser le Week-end voire durant les grandes vacances scolaires. L’île de Gorée doit être perçue autrement par ses habitants. Elle est le témoin de l’histoire horrible voire criminelle de notre pays voire de l’Afrique noire sous domination étrangère. Elle ne peut pas vue comme un endroit idyllique pour des jeunes fêtards en période de forte canicule. Elle porte les stigmates des blessures, des cris stridents, des pleurs, de la mélancolie , de la peur de nos aïeuls de franchir de manière définitive la porte étroite du non retour reliant la plage rocheuse de l’île des côtes américaines.
L’île de Gorée est la preuve tangible de l’humiliation de l’homme noir par les puissances coloniales occidentales. Cette image de l’île restera à jamais gravée dans le cœur des gens. Tout compte fait, malgré les tentatives de manipulation ou de travestissement de cette période cruciale de notre existence, l’image de comptoir d’esclaves de l’île de Gorée est dans notre ADN national et africain.
Vivre à Gorée n’est pas seulement humer son courant d’air frais ou nager dans ses eaux calmes voire surplomber ses falaises en vue de profiter sous un soleil éclatant de sa beauté sublime ou encore arpenter ses petites ruelles pour admirer ses maisons colorées de style colonial. Elle consiste à se familiariser avec notre histoire, ses soubassements, notre rapport à L’autre, notre identité de peuple exploité, nos peurs. L’île de Gorée est le sanctuaire d’un monde révolu, mais qui ne cesse de nous rappeler notre passé et du rôle des uns et des autres sur cette horreur ineffaçable qui traverse les siècles.
On ne joue pas à dessein avec les symboles qui façonnent voire rythment la vie de nos concitoyens. Nous n’avons pas le droit malgré la volonté de certains de nos compatriotes à vouloir coûte que coûte faire table rase sur notre passé de couronner nos anciens bourreaux. Jamais dans l’histoire humaine, il est envisageable d’honorer ses tortionnaires sur les lieux même de leurs crimes contre l’humanité. Toutefois, au Sénégal, tout est possible même les scénarios les plus saugrenus voire catastrophiques.
Nous devons certes avancer et refuser de vivre dans le ressentiment. Toutefois, face à ces actes d’une cruauté inouïe, nous les descendants de millions d’africains torturés et mis en cage en vue d’être exploités dans des conditions de vie effroyables, n’avons pas le droit d’oublier la mélancolie, la colère stérile voire la peur qui se manifestaient dans leurs yeux hagards, ni même pardonner à leur place. Nous avons juste le devoir de témoigner et de transmettre sans langue de bois ni œillères aux générations futures l’histoire du Sénégal et de l’Afrique noire pendant la traite négriere.
Nous n’avons pas le droit d’occulter ce fait historique sous le prétexte fallacieux d’une ouverture au monde à l’ère du numérique. Je vis en Europe et on n’y trouve pas des lieux de commémoration des tragédies des deux guerres mondiales qui magnifient la grandeur du Reich Adolf Hitler ou de l’Allemagne Nazie. En Europe, les symboles sont portés au rang de valeurs et sont protégés par la loi contre les profanations.
L’île de Gorée est le condensé de l’histoire du continent africain et de l’homme noir. Elle doit être au cœur du renouveau de la pensée négro-africaine et au-delà doit faire appel à une réelle prise de conscience de l’homme africain, de sa place dans le concert des nations modernes.
L’île de Gorée doit être le miroir de notre désir de liberté, de notre refus de la servitude volontaire abjecte à toute forme d’autorité, d’indépendance en hommage à nos aïeuls déportés vers les États-Unis d’Amérique et vers les Caraïbes.
La décision du maire de Gorée, monsieur Augustin Senghor de réhabiliter la Place de l’Europe au cœur même de l’île est une souillure et un affront à la mémoire de nos ancêtres. L’île de Gorée est un patrimoine national et au-delà africain. Une telle décision ne peut pas dépendre de la seule volonté du maire. Elle doit faire l’objet d’une discussion et pourquoi pas d’un référendum sur la pertinence même de la Place de l’Europe à Gorée en raison de notre passé de comptoir d’esclaves et du rôle prépondérant des États européens dans la mise en œuvre de cette entreprise sordide et criminelle de déshumanisation de l’homme noir.
Pourquoi, par ailleurs, le maire de Gorée, monsieur Augustin Senghor n’a pas jugé nécessaire de s’en ouvrir aux historiens et aux acteurs culturels du pays avant de se lancer dans ce projet controversé par beaucoup de nos compatriotes ? Malgré le tollé d’indignation des citoyens sénégalais sur le couronnement de l’Europe esclavagiste à Gorée même, il campe toujours sur ses positions et continue à s’entêter dans des explications fallacieuses en vue de justifier son choix. Toutefois, libre au maire Augustin Senghor de refuser l’évidence de sa décision injustifiable sur le plan de l’éthique, sur le plan historique et également de la charge émotive de cette tragédie humaine dans la conscience de l’homme noir, mais la postérité retiendra de lui comme étant le responsable politique sénégalais né après l’indépendance qui a osé honorer les bourreaux criminels de nos aïeuls sur nos propres terres.
Procéder à des retouches par ci et là sur des événements historiques n’est pas nouveau sous nos tropiques et ailleurs. L’histoire est très souvent travestie par certains en vue de prendre à contre pied la réalité sociale objective. La Place de l’Europe à l’île de Gorée est la parfaite illustration de ce que nos politiciens sont capables de faire en vue de s’attirer les grâces de leurs bienfaiteurs occidentaux en dépit même de la légèreté de leurs argumentations.
Ne nous étonnons surtout pas après cette décision regrettable du maire de l’île de Gorée, monsieur Augustin Senghor que les dirigeants européens voire même les dirigeants de multinationales occidentales aient un regard condescendant plein de mépris sur nos autorités publiques ou sur nous autres citoyens sénégalais.
Dites nous, monsieur le maire Augustin Senghor, comment voulez vous que les autres nations nous respectent et nous considèrent comme leurs semblables si toutefois nous préférons la servitude, la lâcheté et le déshonneur à la dignité voire à la liberté ?
Dites nous, également monsieur le maire Augustin Senghor, pourquoi ne devrons nous pas substituer la Place de l’Europe par la Place du Souvenir qui sied le mieux à notre histoire commune avec l’Occident judéo-chrétien ?
La réminiscence de notre histoire doit nécessairement passer par des symboles fortement ancrés dans notre identité négro-africaine.
Massamba Ndiaye
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