Dakarmidi – Avec ce Partage 3, nous accostons au port, ou presque, de nos lectures d’hivernage 2018. La pluie tombe, enfin, même peu, sur Dakar. Puisse-t-elle s’accentuer avec la générosité du ciel et la mansuétude de l’horloge commandant de belles récoltes.
Nous savons tous qui est Napoléon Bonaparte. Né le 15 août 1769 à Ajaccio, il est mort le 5 mai 1821 sur l’île de Sainte Hélène. Il est militaire, général dans les armées de la 1èreRépublique française née de la Révolution. En 1804, il fut sacré empereur par le pape Pie VII. Il réorganisa et réforma durablement l’État et la société française. Sa trajectoire politique fut étonnante. On n’oubliera pas qu’il renforcera le régime colonial en Outre-mer et rétablira l’esclavage en 1802. Après l’arrestation et la mort causée par le froid de Toussaint Louverture au fort de Joux, la guerre de St-Domingue conduira à la victoire des Noirs et des Mulâtres et à la proclamation en janvier 1804, de la 1ère République noire d’Haïti. Homme d’État à la fois fort contesté et fort aimé, une tradition romantique fit de Napoléon un « grand homme ». Admirateurs et détracteurs s’annulent par leur zèle. Napoléon ne fut ni un dieu ni un monstre. Des écrivains et poètes de renom ont célébré sa stature: Élie Faure, Victor Hugo, Balzac, Stendhal, Musset, mais aussi Dostoïevski, Tolstoï.
Nous avons lu une œuvre saisissante, signée d’Arthur-Lévy: « Napoléon intime », 549 pages, préfacée par l’auteur lui-même le 1er septembre 1892 et éditée en 1936. Ce sont les enseignements et les extraits tirés de notre lecture et de l’exercice du pouvoir de cet homme d’État contrasté, que nous vous offrons ici. A vous d’en tirer vos propres leçons à la lumière de notre histoire contemporaine, 197 ans après.
DE L’HOMME ET DE L’HOMME D’ÉTAT NAPOLÉON: « L’homme qui dictait des lois à l’Europe ne pouvait, chez lui, mettre un chien à la porte […] une dualité du caractère: autoritaire, inflexible, altier, réservé dans ses rapports publics; de l’autre, aimable, enjoué et cordial. Cette dernière attitude est celle de l’homme qui, né loin des grandeurs, se livre aux joies entrevues dans son enfance […] Ce serait être trop exigeant envers la nature humaine que de demander à un homme de rester insensible à l’offre qu’on lui fait de consolider sa puissance, d’exhausser sa grandeur […] Napoléon avait plus de mal à gouverner sa famille que son empire […] Il est dans la discussion, calme, attentif, ayant toujours l’air de vouloir s’instruire, et ne s’irritant pas de la contradiction […] Il retardait son déjeuner de deux heures pour ne pas interrompre une conversation, lors même qu’elle n’était pas faite pour lui plaire […] il provoquait la contradiction, il tolérait tout, aucune objection ne pouvait l’indisposer, et c’était presque toujours celui qui l’avait contrarié avec le plus de force qu’il appelait à dîner avec lui. Il savait supporter avec une grande noblesse la contradiction sur ses idées les mieux arrêtées […] Aux malades, il disait « Il faut tranquilliser votre esprit; c’est le meilleur moyen de guérir le corps ». Il possédait les rares qualités de tendresse, de charité, de mansuétude, de cordialité acquises par lui, dès l’enfance, et grandies par la pauvreté, l’isolement, les amertumes et les souffrances de sa jeunesse. Chez l’enfant malheureux comme chez le puissant empereur, à ces deux pôles de la hiérarchie sociale, c’est, avant tout, le désir de consoler les autres qui tient la première place dans son esprit […] Est constant chez Napoléon, l’esprit de justice et de reconnaissance pour les services rendus, que, même après leur mort, il s’inquiète de ce qui a été fait pour honorer la mémoire de ceux qui lui ont été dévoués […] Cependant, la dominante de son caractère était de n’avoir peur de personne, de se préoccuper fort peu de ce qu’on penserait de sa manière d’agir. Il était intransigeant avec les lois de la discipline. Il ne craignait pas de prendre publiquement des mesures qui étaient plus propres à lui aliéner qu’à lui attirer des sympathies […] Il avait l’art de rendre la confiance aux désespérés, l’art de transformer le dénuement en prospérité, la débandade en cohésion, l’art d’arrêter les dilapidations, l’art de contraindre à l’honnêteté. Voué par sa naissance aux luttes de la vie, il lui suffit d’obéir à son tempérament d’homme laborieux, rebelle au découragement, esclave du devoir scrupuleusement rempli […] Nature essentiellement inquiète, comme tous ceux qui ont connu la misère, Napoléon, malgré la grandeur des résultats acquis, croirait tout perdu s’il manquait une minute à la discipline d’un travail assidu […] Général, commandant d’armée, chef d’État, il s’impose d’autant plus de labeur que sa position est haute. Il était en possession de tous les secrets de l’art militaire. La rigueur de sa nature développée par son éducation militaire est telle, qu’il se jugerait indigne de commander quoi que ce soit, s’il ne savait l’exécuter lui-même […] De nuit, quand il fallait tenir les conseils des ministres pour des obligations courantes toute la journée et que tout le monde tombait de lassitude autour de lui, Napoléon s’écriait: « Allons, allons, citoyens ministres, réveillons-nous, il n’est que deux heures du matin, il faut gagner l’argent que nous donne le peuple français. » Esclave avant tout de son devoir, il se refusait à mesurer ses forces. Il aimait dire: « J’aimerais plus de repos, mais le bœuf est attelé, il faut qu’il laboure. » […] La grande lacune de Napoléon dans son rôle de chef, c’est de n’avoir pas pu imposer une inflexible autorité à son entourage immédiat, d’avoir été bon jusqu’à la faiblesse pour des hommes qui ne recherchaient que la faveur.
DE LA PARITÉ CHEZ NAPOLÉON: « Il avait toujours détesté les femmes prétendues beaux esprits. Il leur faut soigner leur ménage et leurs enfants sans se mêler de ce qui ne les regarde pas. Quant à leur ingérence dans le gouvernement, il la repoussait en disant: « Il vaut mieux que les femmes travaillent de l’aiguille que de la langue, surtout pour ne pas se mêler des affaires politiques. Les États sont perdus quand les femmes gouvernent les affaires publiques ».
DE LA PROTECTION DES ARTS ET LETTRES: Napoléon faisait tous ses efforts pour conserver à la France la suprématie artistique qu’elle avait acquise dans le monde. Au ministre concerné, il s’en prend et dit: « La littérature a besoin d’encouragements. Vous en êtes le ministre; proposez-moi quelques moyens pour donner une secousse à toutes les différentes branches des belles-lettres qui ont de tout temps illustré la nation […] Il est quelques hommes de lettres, dix ou douze, qui ont montré des talents pour la poésie. L’inconvénient du moment actuel est qu’on ne forme pas d’opinion en faveur des hommes qui travaillent avec quelque succès. Un jeune homme qui a fait une ode digne d’éloge et qui est distingué par un ministre, sort de l’obscurité, le public le fixe, et c’est à lui de faire le reste » […] La poésie était le seul goût littéraire et artistique qui s’accusât un peu chez l’Empereur. Ses préférences littéraires sont exclusivement pour la tragédie et parmi les poètes tragiques, il met Corneille au-dessus de tous. Aussi, quand on lui propose de servir une rente de 300 francs aux descendants de l’auteur du «Cid», Napoléon répond: « Ceci est indigne de celui dont nous ferions un roi. Mon intention est de faire baron l’aîné de la famille, avec une dotation de dix mille francs.» […] Il dit à Goethe, « vous devriez écrire « la mort de César », mais d’une manière plus digne et plus grandiose que ne l’a fait Voltaire. » Quand il s’occupait des choses de théâtre, c’était avec une extrême minutie, jusque dans les détails de l’administration théâtrale […] Napoléon déclarait, par ailleurs, « que de tous les beaux-arts, la musique est celui qui a le plus d’influence sur les passions. » Il se passionna pour l’artiste lyrique Grescentini qu’il fit venir à Paris avec de forts appointements et lui remit l’ordre de la Couronne de fer, au grand mécontentement des généraux. En peinture, il commandait beaucoup de tableaux, mais avouait son ignorance. En art, il aimait « les genres tranchés » aussi bien dans les lettres, la peinture et la sculpture que dans l’architecture, le vêtement et l’ameublement. Il restera l’homme qui a dépouillé l’Italie de ses richesses artistiques pour les transporter dans les musées de Paris.
DES INSTITUTIONS ET DE LA STABILITÉ: Napoléon est à l’origine de la construction et de la création de la Bourse de Paris et de ses principales réglementations. Il institua le fameux Code civil. Il créa la Légion d’honneur; il construisit « l’arc de triomphe de l’Étoile en 1806, pour en faire le point de départ d’une avenue triomphale traversant le Louvre et la place de la Bastille […] Napoléon fit aménager la capitale. Il fit percer les rues de Rivoli, de Castiglione et des Pyramides ainsi que numéroter les immeubles de Paris. Il ordonna la liaison entre le Louvre et le palais des Tuileries et la finition de la cour carrée du Louvre qui devient un musée. Il fit construire trois ponts: le pont des Arts, d’Austerlitz et d’Iéna. Il fit embellir le jardin du Luxembourg et créa le jardin des Plantes. Enfin, il fit aménager le cimetière du Père-Lachaise. Il soutient les industries d’art en créant en 1804 le « Garde Meuble ». La nouvelle Constitution qu’il fait rédiger, renforce le pouvoir exécutif au détriment du pouvoir législatif, crée une administration centralisée, organisée en directions et ministères spécialisés et uniformisés. Ces institutions solides permettent un renforcement de l’autorité de l’État, font revivre la France. Les caisses de l’État sont renflouées. Il stabilise le paysage politique en pacifiant le pays et garantit ainsi l’inscription dans la durée de son gouvernement […] le culte est rétabli, la liberté du travail est assurée; le Conseil d’État est institué; la Banque de France et la caisse d’amortissement sont créées; le Trésor public est garni; les rentes et pensons sont payées en numéraires; l’industrie et le commerce redeviennent florissants; des tribunaux équitables et respectés rendent la justice; les cours d’appel sont fondés; des armées formidables et disciplinées sont organisées […] Napoléon était le premier levé, le dernier couché dans son empire. « Je me couche à huit heures et suis levé à minuit ». Pour le général Napoléon, les revues n’étaient pas des cérémonies décoratives. Il visitait lui-même les sacs de plusieurs soldats, examinant leurs livrets, les interrogeant sur leur prêt. Passant devant le front des troupes, il déboutonnait l’habit, regardait le drap, tâtait lui-même et inspectait la chemise, regardait si la toile en était bonne, interrogeait le soldat sur ses besoins, sur ses goûts, et cela, il le faisait à chaque soldat. Il leur montrait l’étendue de sa sollicitude.
NAPOLÉON ET L’ISLAM: Arthur-Lévy, l’auteur de ce « Napoléon intime » que nous lisons pour vous, parle peu du général Bonaparte et de ses rapports avec l’islam dans sa très célèbre campagne d’Égypte. C’est en allant puiser dans d’autres sources, que nous vous offrons les extraits qui suivent et qui nous ont paru révélateurs de l’esprit des grands Blancs conquérants, implacables et rusés: « L’intérêt de Napoléon pour l’islam semble être dicté par le contexte. La campagne d’Égypte a été préparée sur le même mode que celle d’Italie, c’est-à-dire en espérant provoquer un ralliement des populations locales à la cause française. Dans l’objectif de ce ralliement, tout est fait pour que les Égyptiens en majorité musulmans se sentent valorisés. Napoléon déclare d’ailleurs à ses soldats à bord du navire l’Orient le 22 juin 1798 que « Les peuples avec lesquels nous allons vivre sont mahométans […]. Ne les contredisez pas; agissez avec eux comme nous avons agi avec les Juifs, avec les Italiens; ayez des égards pour leurs muftis et leurs imams, comme vous en avez eu pour les rabbins et les évêques ». Le 17 juillet 1789 il s’adresse aux notables de la province d’Aboukir et prononce ce qui s’apparente à une déclaration de foi à l’Islam: « Il n’y a pas d’autres Dieux que Dieu et Mahomet est son prophète ». Cependant, si l’acte de conversion à l’Islam est définitif lorsque la chahada est prononcée, le croyant doit démontrer sa sincérité et sa détermination. Aucune autre source ne permet d’affirmer qu’il s’est converti à l’Islam. Napoléon est fasciné avant tout par l’Orient. Il met en avant la proximité des religions chrétienne et musulmane lorsqu’il dépeint le prophète: « Mahomet […] qui marche si près sur les traces du christianisme, et s’en éloigne si peu ». Analysant de la manière la plus ingénieuse les deux religions de l’Orient et de l’Occident, il disait que la nôtre était toute spirituelle, et celle de Mahomet toute sensuelle; que les châtiments dominaient chez nous, c’était l’enfer et ses supplices éternels, tandis que ce n’était que récompenses chez les musulmans: les houris aux yeux bleus, les bocages riants, les fleuves de lait; et de là il concluait, en opposant les deux religions, que l’on pourrait dire que l’une était une menace, elle se présentait comme la religion de la crainte; que l’islam, au contraire, était une promesse, et devenait la religion des attraits ». Pour Henry Laurens, si l’intérêt de Napoléon envers l’islam a été inspiré par des préoccupations politiques, il a néanmoins été « réellement fasciné par l’islam et par l’Orient [et] son admiration pour l’islam se porte essentiellement sur ce créateur de sociétés qu’est le prophète Mahomet ».
our conclure avec nos propres mots, nous revenons à Napoléon, maitre de la France et de l’Europe, l’homme d’État exceptionnel, au célèbre et génial général d’armée dont une légende dorée illumine le parcours. Bien sûr que tout n’a pas été doré ! Pour les soldats qui partageaient ses mémorables et sanglants combats et batailles sur les continents et au-delà des mers, toujours « a éclaté, selon la belle formule de François Coppée, un drame sublime de souffrance et de fidélité ». Pour les humbles citoyens français, loin des canons, loin des chevauchées, de la bravoure et de la mort, seul comptait « la gloire » de la France. Pour notre part, disons à la lumière de ce que nous vous avons ici offert comme lecture et comme probable découverte, que ce qui compte, si haut que puisse vous porter le destin, c’est l’humilité, la dignité, la probité, le courage de rester pauvre quand on est au sommet du pouvoir. Par ailleurs, ne jamais condamner un prince que sur le témoignage de ses ennemis. Ce qui salit, ce n’est pas le mensonge. Le mensonge n’est pas durable. Ce qui salit, c’est quand le vrai jour apparaît et que l’on découvre que tout n’était que masque ! Ce qui doit compter c’est l’amour pour votre pays, le respect pour votre peuple, l’attention au tracé de votre histoire, votre légende, quand arrive le soir et que vous êtes dépossédé de vos fonctions et de vos privilèges! Forcer son destin ne force pas l’histoire d’une vie ! Dès l’entame, « toujours transporter en haut, les vertus d’en bas » ! Il ne doit pas s’agir seulement de régner. Il faut savoir fonder ! Fonder avec à la main, près de son sac de sable et de pierres, la probité, l’éthique, la justice !
Amadou Lamine Sall, Poète: Lauréat des Grands Prix de l’Académie française
La rédaction