Dakarmidi – Dans les lignes qui suivent, il est question d’examiner la façon dont le Coran s’y prend pour stimuler chez l’humain, une application réflexive du regard et une envie de comprendre ce qui fait l’harmonie, l’unité et le beau de la nature. A ce sujet, voici des versets incontournables et à la lecture desquels, on ne finit pas de s’étonner de la pédagogie dont le Coran fait montre pour éduquer notre jugement esthétique :
« Celui qui a créé sept cieux superposés sans que tu voies une quelconque disharmonie dans la création du Tout Miséricordieux. Lève à nouveau les yeux, y vois-tu une quelconque faille ? Puis, retourne ton regard à deux fois : le regard te reviendra las et désappointé »(67 : 3-4) ;
« N’ont-ils donc pas observé le ciel au-dessus d’eux, comment Nous l’avons édifié et embelli ; et comment il est sans faille aucune ? » (Coran, 50 : 6) ;
« Quand le ciel se déchirera et obéira à son Seigneur – et fera ce qu’il doit faire » (Coran, 84 : 1-2) ;
« Quand le ciel se rompra, et que les étoiles se disperseront, et que les mers confondront leurs eaux » (Coran, 82 : 1-3)
D’emblée, le premier verset de la sourate 67 mentionne la notion de création de sept (7) cieux en les caractérisant de « tibaqan » (superposés). Faut-il comprendre par ce terme que les sept cieux (7) sont des entités distinctes régies par des lois propres avec la possibilité qu’ils soient habités par des créatures inconnues de nous ? De plus, se pose la question de la compréhension pas évidente de la notion de superposition parlant de cieux et de la notion de ciel même. Les nouvelles découvertes de l’astrophysique et des sciences connexes sont en train de susciter des représentations scientifiques nouvelles du Cosmos. Il est donc justifié de faire preuve de prudence pour ne sombrer ni dans le concordisme naïf ni dans l’Anti-science.
L’observateur humain qui est interpellé par ce verset se voit donner l’information qu’il y a sept (7) cieux superposés, pas un seul, sans qu’il puisse y déceler une quelconque disharmonie. Ce terme (disharmonie) est la traduction provisoire que nous proposons de celui coranique de « Tafâwut », la discussion suivra. Dans une première étape, il est fait mention du voir spontané, inné, banal et habituel associé à une affirmation du constat de l’absence de «Tafâwut ». C’est donc l’impossibilité pour l’observateur humain de voir un « Tafâwut » dans les sept (7) cieux qui est en question. Ce terme est capital dans l’analyse esthétique qui nous préoccupe. En effet, les « milles » synonymes que le dictionnaire donne du mot « Tafâwut » renvoient aux notions de disproportion, d’irrégularité, d’inégalité, de divergence, etc.
Pour avoir une compréhension la plus près possible de ce terme coranique, il faut garder à l’esprit que le premier interpellé par ce verset a été l’arabe bédouin vivant à l’époque de la révélation du Coran. Pour ce dernier, le terme coranique de « Tafâwut » n’a de sens que selon les usages que sa communauté en fait. De cela, il découle que le traducteur prudent évite de recourir à des termes trop marqués par la langue de la modernité notamment scientifique. Dans sa communauté traditionnelle, l’arabe bédouin qui lit le terme de « Tafâwut » (ils étaient très rares) du verset ou l’entend psalmodier, ce qui était plus courant à l’époque vu que les lettrés se comptaient sur les doigts de la main, pense tout de suite à l’idée de quelque chose qui manque, qui fait défaut, qui dépasse, qui n’est pas à sa place, qui ne concorde pas, qui ne converge pas, etc. Bref, la compréhension première et simple que cet arabe bédouin du 7e siècle a de ce verset est que sa communauté est en état de concorde et de cohésion quand chaque membre est « à sa place ». A ce premier auditeur du Coran, il est tout simplement demandé de constater que tout est à sa place dans le tout du ciel. D’où, il vient qu’une traduction heureuse du terme coranique de « Tafâwut » serait, entre autres : Disharmonie.
Dans une deuxième étape, le Coran l’interpelle «Lève à nouveau les yeux, y vois-tu une quelconque faille ? » Il est utile de s’arrêter à présent sur le terme coranique « Futûr » traduit ici provisoirement par faille dans la même optique que ce qui a été dit pour le terme coranique « Tafâwut », c’est important. Là aussi, il sied de comprendre que l’arabe bédouin contemporain de la révélation du Coran, se représente le terme coranique de « Futûr » à travers ce qui matérialise un manque de cohésion, une fissure, une faille, une fente, etc., entre les parties d’un tout. Le terme « quelconque » mentionné dans cette traduction est bienvenu et approprié car le mot « futûrin » marque comme le montre son Tanwîn, la forme indéfinie (nakirah) en grammaire arabe et par conséquent indique une faille quelle qu’elle soit.
L’observateur est invité à ne pas se limiter au mouvement habituel de lever les yeux et de les redescendre et à ne pas se contenter d’un voir furtif, indifférent et nonchalant. Le lecteur ou l’auditeur qui fait l’option de répondre applique alors attentivement son regard sur le ciel. Contrairement au premier contact sensoriel qui est un « voir », l’observateur évolue vers ce qui est attendu de lui, à savoir, sortir de la passivité pour mettre en branle activement sa faculté réflexive et sa capacité cognitive. Le Coran énonce donc que l’organe de la vue n’apprend pas de son propre chef à regarder.
De plus, la règle exégétique « Le Coran explique le Coran » permet de se rendre compte de l’apport des expressions mentionnées plus haut « et comment il est sans faille aucune ? » (S50, V6), « Quand le ciel se déchirera » (S84, V1), « Quand le ciel se rompra, et que les étoiles se disperseront » (S82, V1). En effet, toutes si on met de côté leur contenu eschatologique, renvoient à des notions contraires à la soudure et à l’unité. Le but étant de pousser le récepteur de ces versets à s’interroger sur ce qui explique que tout se tienne dans le ciel si harmonieusement, si solidairement et si bellement. En d’autres termes, l’éducation esthétique inspirée du Coran procède par une pédagogie universelle puisque basée sur ce que tout le monde partage le plus : l’observation et la réflexion. Le but est de susciter chez l’être humain un souci esthétique et même au-delà, une tentative de décryptage des signes que sont l’harmonie et l’unité de la nature.
Par le truchement ou la médiation du regard, le Coran invite à un exercice cognitif approfondi sur ce phénomène de l’absence de disharmonie et de « fissures » dans ce tout cosmique et donc de présence d’harmonie et d’unité partout où le regard se pose dans le ciel. Il en découle que la méthode coranique pour éduquer le jugement esthétique consiste à inciter l’esprit humain à exercer un travail cognitif sur ce qu’il regarde. L’autre étape est une invitation à répéter le regard à deux (2) reprises tout en y associant une anticipation quant au résultat de l’exercice : constat de l’inexistence de « Futûr » donc de faille. En effet, le Coran anticipe pour dire que libre à quiconque de travailler sur l’hypothèse inverse d’un Cosmos en dysharmonie et en dispersion mais qu’au bout du compte, le résultat sera la lassitude et la déception de ne pouvoir la confirmer. Là aussi, il semble que la traduction assez répandue de « regard qui revient humilié » soit sujette à caution. Il y a plutôt le sens de lassitude à chercher ce qui n’existe pas.
Il découle de ce verset, un des plus captivants du Coran en termes de raisonnement ou d’interpellation à connotation esthétique, qu’on peut sortir, et il est souhaitable de le faire, du rapport instrumental à la nature en se posant ces questions que la guidance coranique nous suggère : pourquoi y a-t-il de l’harmonie, de l’unité et du beau plutôt que le contraire ? Dans le premier verset, le nom du tout Miséricordieux (Ar Rahmân) associé à la création indique que l’harmonie et l’unité du monde sont le reflet ou l’émanation de Sa miséricorde universelle. Tout être humain peut s’approprier ce questionnement esthétique vu qu’il n’a pas besoin d’autre chose que de lui-même, ses organes et son esprit pour y arriver.
Voilà comment expliquer l’universalité du message coranique par le truchement de la dimension esthétique de notre humaine nature. Il ne s’agit ni d’une démarche superstitieuse, ni d’arguments circulaires, ni de mimétisme ni de répétition aveugle de ce que les ancêtres ont pensé ou dit. N’importe qui levant les yeux un soir pour scruter le ciel étoilé est à même de faire ce raisonnement d’une simplicité universelle. Il découle logiquement de l’argument d’absence de disharmonie et de fissures dans l’univers, que s’il n’y a pas effondrement et chaos c’est que tout se tient non pas par hasard mais par l’action créatrice et l’ordonnancement minutieux qui révèlent la Toute puissance et l’Omniscience du seul Être nécessairement existant, Dieu.
Comme dit plus haut, la réponse à l’interpellation coranique « Y vois-tu une quelconque faille ? » suppose et implique un changement de regard sur le ciel mais pas seulement. L’observateur intéressé par la question ne peut faire l’économie d’une mutation d’ordre cognitif de taille : Il ne fait plus que regarder le ciel, il le scrute, l’examine avec soin de façon globale et sans précipitation aucune. Corps et esprit sont stimulés par cette invite coranique à prendre la « nature » comme un médium d’ordre esthétique pour se faire une idée de Celui qui a appelé à l’existence, créé sans matériau préexistant ni modèle précédent, façonné et rendu belle sa Création.
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