Dakarmidi – Est considéré comme vrai ce qui ne prête ni au doute ni à la réfutation, et, par conséquent oppose à la critique la même résistance en tout temps et en tout lieu. En cela tiennent son universalité et son absolutisme qui le distinguent de la vérité relative ou éphémère de la croyance populaire ou de l’opinion générale par essence volatile. Le propre de la vérité « vraie » est de pouvoir mettre en échec une objection cherchant à en prouver la fausseté. Sur des détails elle peut susciter des réserves, mais le noyau irréductible de l’idée qu’elle exprime reste stable. Qu’elle soit formulée avec des chiffres ou des lettres, la vérité obéit aux principes logiques de cohérence et de non contradiction entre ses éléments constitutifs. Ignorer de bonne foi ou transiger avec la vérité revient à créer une fausse parité entre celle-ci et le mensonge ou l’erreur qui résulte de l’introduction fortuite ou délibérée de biais dans un raisonnement. Il n’en demeure pas moins que la vérité finit souvent par se découvrir après un interrogatoire aux dépens du mensonge.
La métaphysique et la religion ont en commun d’admettre l’existence de vérités premières.
La réflexion sur l’être revient à se prononcer sur la réalité de son existence qu’elle soit tangible ou intangible, d’autre part sur son essence c’est-à-dire les traits fondamentaux de l’identité de cet être et le pourquoi de sa présence dans la création. Ce côté ontologique le situe par rapport à la transcendance qui toutefois le surplombe, étant admis que l’être en soi n’a la propriété d’informer ni les conditions de son existence ni celles de son essence. L’interrogation et les éléments déductifs obtenus à propos de la consistance et de la signification de la réalité procèdent de l’activité d’intellection.
De son côté, le domaine du sacré fait intervenir la foi qui indique le rapport à Dieu de la conscience humaine. En fait, comme émanation de la foi, la religiosité implique l’adhésion sans débat du sujet à des représentations associées à sa croyance sans être nécessairement visibles. Il s’agit de Dieu, des anges et des Prophètes, de l’origine de l’univers et de la fin des temps, de la condition et de la destinée humaines…en bref ce sont les idées et évènements d’ordre surnaturel. La foi est décrite par Hegel comme « le pressentiment, la connaissance du divin et l’aspiration à l’unification avec lui, le désir d’une vie égale à la sienne ». Dans son éclosion, elle suit le canal de l’émotion pour submerger tout l’être et l’orienter vers l’idéal qu’il a choisi pour diriger sa vie face à la contingence des réalités politiques, économiques et sociales de l’environnement. Sous sa forme la plus raffinée, la conscience croyante se situe cependant à un point de tension par rapport à une vérité absolue à laquelle elle ne peut accéder sans un acte réflexif – la connaissance du divin de Hegel – exercé sur les textes sacrés (Torah, Bible, Coran…), sans des oeuvres remplies au sein de la communauté lato sensu et sans des séquences de méditation analogues à celles auxquelles se livrent les ermites, les soufis ou les derviches.
Bien souvent les vérités enseignées par la religion se sont confrontées et ont même affronté la pensée philosophique et la science moderne. Dans l’histoire occidentale et orientale, on ne compte pas le nombre d’épisodes mémorables de controverses entre des ecclésiastiques et des tenants d’une pensée critique laïque, mais également parmi les théologiens chrétiens les oppositions entre courants traditionnalistes et réformateurs ou encore entre les adeptes de la falsafa et du kalam en religion musulmane. Dans certains cas, il s’en est suivi de savantes synthèses en théologie rationnelle comme celles ayant établi la réputation d’un Al Ghazali (XIIe siècle) dans le contexte arabo-musulman, d’autre part celle d’un Saint Thomas d’Aquin (XIIIe siècle) pour la doctrine chrétienne. Ils ont contribué à élargir le champ de la compréhension des textes sacrés et du dogme des deux religions abrahmiques, notamment celui du Coran très fertile en passages ésotériques. De ces confrontations a dérivé aussi la préfiguration de la libre pensée et de l’athéisme dont Averroès (Ibn Ruchd, 1126-1198) constitue un des représentants notoires.
Avec les sciences de la matière, les religions révélées ont entretenu une relation dialogique marquée par l’ambiguïté. Pour les besoins de leur auto-légitimation dans un monde de plus en plus gagné au rationalisme, les institutions religieuses se placent généralement dans l’attente de la confirmation des vérités annoncées plusieurs siècles auparavant dans le Livre. Il arrive qu’en cherchant des postulats de départ, les scientifiques s’adressent aux textes sacrés afin de disposer de matériaux pour des questionnements du réel. A côté de ces rencontres, peuvent exister entre les différents systèmes des écarts parfois si prononcés qu’ils ne se limitent plus seulement à des variations dans la perception du réel. Mieux ils se traduisent par des remises en cause de vérités fondamentales ou par des interpellations de la conscience sur ce qu’il est permis à l’être humain de croire ou de faire au plan moral au regard du renforcement de son pouvoir sur la matière.
L’un des cas de divorce les plus retentissants entre religions et sciences, on s’en souvient, est survenu au XVIIe siècle à la faveur du grand tournant emprunté alors par l’astronomie en rupture avec l’héritage ptoléméen en vue de sa réorientation dans la voie de l’observation plus poussée et de la mathématisation. Pour avoir remis en question le géocentrisme qui faisait autorité dans l’explication par l’Église de la place de la Terre dans l’univers, le frère dominicain Giordano Bruno a été ainsi brûlé vif en 1600 à Rome. Trois décennies plus tard, Galilée échappait au bûcher en se rétractant par rapport à la nouvelle théorie copernicienne sur l’héliocentrisme. La survivance au XXIe siècle de croyances en une Terre plate ayant circulé récemment sur le web est la preuve que l’obscurantisme a encore des places fortes dans certaines parties du monde. Dans la période récente, on peut évoquer les divergences apparues dans les études bibliques entre la recherche archéologique et l’historiographie du peuple juif. Deux équipes de chercheurs israéliens et américains ont développé au début des années 2000 des thèses remettant en question la véracité du récit sur les premiers israélites, leur exode à partir de l’Égypte, leur conquête de la terre de Canaan ainsi que sur Moïse et les royaumes unifiés de David et de Salomon.
Au total, la vérité scientifique est démontrable, par conséquent falsifiable au sens poppérien. Elle procède par substitution d’une connaissance dépassée à une autre, par succession de paradigmes selon Thomas Kuhn. La théorie végenérienne de la dérive des continents a été ainsi reléguée par celle plus explicative de la tectonique des plaques. La vérité scientifique a une fonction instrumentale en ce sens qu’elle vise à connaître les lois de la nature, éventuellement à agir sur elle et à prévoir les changements d’état probables de celle-ci, et au possible afin d’user des ressources naturelles avec un sens de la responsabilité à la hauteur de sa mission de « vicaire de Dieu sur terre » ou « khalifatul ard » assignée à l’homme. La vérité religieuse est quant à elle révélée, montrée par les Livres saints. Elle peut se dispenser de fournir ses preuves. Les décrets divins n’ont pas besoin de justification. Ils obligent à la foi en Dieu chez le croyant, au pire à un pari pascalien chez le libertin.
Y a-t-il un rapport hiérarchique entre ces deux formes de la Vérité ? Le scientisme l’admet en plaçant la connaissance scientifique au-dessus de toutes les hypostases de la vérité. Il a même sa communauté ecclésiale. Mais il compte peu d’adeptes contrairement aux religions révélées dont les membres ont fait le pari optimiste de croire….sans l’ombre d’un doute sur les raisons pour lesquelles ils doivent croire.
Quid des autres vérités « ordinaires » que cherchent les plaideurs dans un prétoire ou devant le chef coutumier pour départager des plaignants à propos des litiges fonciers, des conflits conjugaux ou de vulgaires larcins ? Plutôt que d’aller à la découverte de l’absoluité de la vérité, il s’agit au fond dans ces cas de mettre à nu les fourberies derrière lesquelles s’abrite le mensonge.