Dakarmidi – La République du Sénégal, debout, a rendu un hommage national à l’ancien Premier ministre, Habib THIAM décédé le 6 juin à Dakar entouré de sa famille qu’il chérissait tant. La solennité de l’instant n’avait nullement occulté la sobriété des funérailles conformément à sa volonté Au milieu d’une foule immense et recueillie, il fut inhumé avec dignité auprès de sa chère mère dans le cimetière de Yoff où il repose pour l’éternité.
Lorsqu’un être cher vient à manquer, tout un monde se dépeuple, dirait Lamartine, grande figure du romantisme français. Nous faisons nôtre cette assertion tant la tristesse et le chagrin nous envahissent avec la disparition de ce Grand Homme pour lequel notre cœur garde une trace indélébile. Un projet de livre, puis le livre, voilà la trame de : « Habib THIAM, (un) homme d’Etat » qui a scellé dans l’action une amitié, une estime, une fraternité et une considération qui est allée grandissante.
Tout au long de la préparation de l’ouvrage, notamment la saisissante étape du débroussaillage, nous avons eu pas moins de 15 rencontres décisives, chacune marquée par un huis clos de courtoisie, d’élégance et de finesse d’esprit qui nous ont aidé à mieux découvrir cette forte personnalité au tempérament trempé, visage enjoué, œil rieur, sourire en coin et chaleur des poignées des mains.
Il s’affaiblissait à vue d’œil. Son physique d’athlète subissait les outrages du temps. Mais son mental était intact, tout comme sa foi en Dieu, Maître des Horloges. Il combinait avec dextérité ces aléas de vie et, par moment, si les mots sonnaient creux, son regard, son très beau regard, suffisait pour ôter le doute et donner des gages. En toutes circonstances, il avait un moral de vainqueur…
Entre lui et nous, la différence d’âge était abyssale. Sa vivacité d’esprit et sa curiosité renouvelée nous rapprochaient chaque jour davantage. Au détour d’une interpellation « Y-a-t-il une vie après le pouvoir ? », ses yeux brillaient d’intelligence et, en bon Florentin, il pressentait le piège qu’il déjoua avec une habileté non feinte avant de livrer sa réponse : « OUI ». Un oui énergique qui ne laisse place à aucune ambigüité tant le parcours de l’ancien chef du Gouvernement fut bosselé. En prenant congé de la scène politique, lui, l’ami du Président Diouf, se tait désormais et observe.
Fin observateur
En retrait des tumultes qui agitent le landerneau politique, l’ancien Premier ministre retrouvait le calme des jours paisibles et gagnait en fraicheur du fait des nombreux ouvrages qui composaient son impressionnante bibliothèque. Il avait du goût Habib THIAM. Des goûts éclectiques, oserions-nous affirmer ici et maintenant. Des tableaux de maître tapissent avec soin les murs d’intérieur agrémenté d’un art floral qui ornait son sympathique salon.
De fait, le silence est le premier trait de caractère d’un homme d’Etat qui veut laisser sa « trace dans l’histoire.» Il ne pouvait en être autrement chez Habib THIAM pour qui, la République est au-dessus des contingences et dès lors, « redonner de la solennité aux actes républicains » devrait conférer aux acteurs respectabilité, crédibilité et légitimité.
Enfance dorée au Plateau à Dakar sous l’aile protectrice d’une maman attentionnée et d’un père abonné à la rigueur. Le voilà nanti d’une incomparable estime de soi et gonflé à bloc pour aborder le lycée à Paris. Puis études supérieures et entrée à l’ENFOM. Par ailleurs se distingue-t-il par une présence assidue et remarquée sur les pistes d’athlétisme de France dont il fut un champion incontesté sur le 100 et le 200 m. Sa notoriété grandit et s’élargit.
Si, comme le dit Brecht, « Nul ne doit chanter victoire en Deux Saisons », le parcours de Habib THIAM inspire le respect pour avoir construit sa vie sous l’égide de la République. L’appel du pays résonnait plus fort que les nombreuses sollicitations dont il a fait l’objet une fois diplômé de la prestigieuse école de Paris. La vie étant une succession de choix, le retour s’imposait et faisait battre son cœur surtout à l’idée de faire partie de la génération de bâtisseurs à l’ombre des géants de la trempe des Senghor, Mamadou Dia, Ibra Seydou Ndao, Doudou Thiam…
Il a affiché en toutes circonstances, un air déterminé qui se lisait dans ce regard décidemment perçant et intimidant. Urbain mais très attaché à son terroir d’origine, le Waalo en l’occurrence, Habib THIAM avait la passion de l’action. Son Waalo lui avait déjà décerné, de son vivant, la note honorable : « Habib THIAM zéro faute ». Chez lui, il est vrai, peu de place est laissé à la spontanéité, privilégiant plutôt la méthode, au cœur des « dures années de construction de la jeune nation. » Normal Senghor veille. Le même Président Senghor, appréciant la qualité intrinsèque des « jeunes pousses d’alors », les incite à faire de la politique en conquérant des fiefs politiques. Lui va à l’assaut de Dagana et son ami tente de s’implanter à Louga. Ils y parviennent tant bien que mal en même temps que d’autres. Très vite, ils apprennent et assimilent les codes.
Pragmatisme
Chef de Gouvernement à deux reprises, -un privilège qui n’occulte pas le talent et la compétence- Habib THIAM incarnait l’autorité sans potentiellement être autoritaire, comme ont pu le constater plusieurs hauts fonctionnaires ayant eu à travailler avec lui et sous ses ordres. A cet égard deux rappels. Nous sommes en 1983. A neuf mois d’une cruciale élection présidentielle, Habib THIAM flaire un « coup politique » à impact social charrié par le nombre croissant de diplômés de l’enseignement supérieur « sans emploi » et hantés par le chômage.
Il convoque « dans l’urgence » les directeurs des banques et des grandes entreprises pour les sommer de trouver à cette lancinante question des réponses urgentes avec des engagements clairs et précis. Le résultat fut éloquent. Tout comme fut prodigieuse sa rencontre, une semaine plus tard, avec les industriels « Libano-Syriens » invités à davantage se structurer pour accueillir des diplômés du supérieur. L’opération « placement des maîtrisards » est ainsi née.
Beaucoup retiennent de lui son côté pragmatique, soulignant que Habib THIAM entrait très vite dans le vif du sujet. Le passage à l’action ne s’étire pas. Il corrige, redresse et, au besoin, rectifie pendant que l’action se déroule (ou se poursuit). Qu’il s’agisse encore du projet agricole de Bud-Sénégal dans le pourtour de Sébikotane –tiens, Diamniadio n’est pas loin !- ou du montage de l’usine de production de lait Ucolait, il s’était montré sourcilleux, attentif au moindre détail pour ficeler les projets jusqu’à leur finalisation dont il n’était pas peu fier du reste.
Pour faire avancer les projets chers au pays, le Premier Ministre Habib THIAM savait saisir « l’air du temps » grâce à un travail personnel acharné, et (surtout) à une équipe de collaborateurs chevronnés. Le tout fondé sur un sens stratégique rare et distinctif. Chacune de ses missions (accomplies avec succès) a augmenté son crédit politique.
Parole rare
Naturellement une telle aura, une telle verve, ne vont pas sans difficultés. Lesquelles furent de taille par moment. Il eut à affronter à la fois l’hostilité de certains milieux et l’adversité d’autres. Son mental de gagneur et sa pratique du sport de haut niveau l’ont doublement aidé pour dominer les épreuves et dompter les situations, au prix parfois d’énormes sacrifices qui, en y pensant, le rendaient occasionnellement évasif.
Au total, sa trajectoire pendant quatre décennies, illustre l’existence d’une logique en dépit des aléas sociopolitiques des périodes vécues. A la Primature, il a impulsé une dynamique de travail, traitant les dossiers avec célérité et pragmatisme sans se départir du sens élevé des responsabilités et de la portée des décisions qui se prenaient alors. D’aucuns disaient qu’il a pu créer de nouveaux rôles et un nouveau style pour ce poste, qui dispose depuis lors d’un plus grand poids institutionnel.
Ses collaborateurs décrivent avec emphase l’équilibre qu’il a su créer entre décontraction -oublie-t-on qu’il fut sportif de haut niveau- et la solennité. Car, ajoutent les mêmes, l’Homme d’Etat transparaît dans tous les actes qu’il pose. Cet équilibre, voulu et recherché, explique justement sa retenue circonstanciée vis-à-vis des médias notamment. Il avait opté pour « l’usage de la parole rare », un peu comme Mitterrand, stratégie prônée par le célèbre communicant français Jacques Pilhan.
Le recul lui donne de la hauteur. Il quitte la scène politique sans s’éloigner puisqu’il réside a Dakar où dans sa coquette villa de la Corniche il reçoit, avise, conseille, apaise dans un langage fleuri de bons mots. Ils sont nombreux à avoir bénéficié de cette générosité, trait d’une grandeur discrète que tous lui reconnaissent.
L’unanimité n’étant pas de ce monde, il lui arrivait de réprimer un sourire moqueur quand lui parvenaient de molles critiques du bilan dont il pouvait se prévaloir avec son ami Diouf à la tête de l’exécutif sénégalais. Il affectait de n’y voir que la « fugacité d’impressions » plus vite exprimées que réfléchies surtout lorsque les commentaires médiatiques sont eux-mêmes « volages ». Du fait des ruptures de parcours qu’il a endurées, il a perdu des combats. Et de ces échecs, il a tiré des leçons de vie qui l’ont admirablement servi. Jamais il n’a perdu la face.
Facéties d’une époque
Habib THIAM, tout comme son vieil ami Diouf, offre peu de prise aux facéties d’une vie trépidante et fuyante telle qu’elle se déroule de nos jours sous nos yeux et dans notre pays. Bien entendu, il est resté attaché aux valeurs que véhiculait le socialisme, redoutant néanmoins « une atmosphère de déclin » de ce courant faute de projet porteur et face aux ambitions démesurées, à l’absence de renouvellement de l’offre politique et surtout au manque de perspectives, alors que le socialisme est par essence « un vivier d’idées généreuses. »
Entre lui et Diouf donc, pas l’ombre d’une mésentente. Les deux s’entendaient. Et mieux, l’ancien Premier Ministre ne se perdait nullement en conjectures sur son périmètre d’activités. Pas plus qu’il ne laissait prospérer les «éloges flatteurs », préférant, de loin, le terrain afin de collecter et agréger des données pour une formulation de l’intérêt général.
Le Président Senghor, le premier avait déjà identifié chez lui de réels talents d’animation pour justifier la confiance placée en lui à la tête du Département de l’Agriculture et de Développement du Monde Rural. Il s’est acquitté de cette tâche avec le sentiment du devoir accompli. De cette période, date également son amour de la terre et des hommes du secteur primaire. Il multipliait les tournées. Il préconisait l’anticipation. Il savait organiser en amont les campagnes agricoles avec un paramétrage circonstancié des actions majeures à mener, ce qui lui permettait de lever les hypothèques et d’entrevoir les saisons hivernales sous de meilleurs auspices.
Son rôle connu et reconnu rejaillissait sur son style qui articulait avec bonheur charisme et efficacité sans trop de propension ostentatoire. Cette constance force l’admiration. Il fut grand dans l’épreuve. Il en est sorti tout aussi Grand. Autant dire que ses traversées du désert furent homériques. Il est resté digne en s’effaçant, sans se renier. Là git son honneur.
Il a donné du sens à son engagement. Le poids de l’âge n’avait pas entamé ses fortes convictions. En ce domaine, plus qu’en tout autre, il nous administre la leçon : « mieux vaut juger les actes, sur la durée ». Sa ligne d’action a-t-elle la solidité et la profondeur prétendues ? Il est peut-être prématuré de répondre à cette vaste question qui est déjà inscrite dans l’histoire. Sa mort nous attriste. Mais son parcours nous remplit de fierté, eu égard à sa position axiale dans les avancées démocratiques de notre pays. Il nous disait récemment en guise de leçon à retenir que « la maîtrise des savoirs futurs est un colossal enjeu de pouvoir » dans une claire allusion aux découvertes de pétrole et de gaz dans notre pays. Prémonitoire…
Mais derrière un grand homme, surtout de la trempe d’Habib THIAM il ne pouvait qu’y avoir une grande. Anna THIAM en est une. Elle était derrière, mais aussi aux côtés de l’homme d’Etat et de l’homme tout court.
*Auteurs : « Habib THIAM, l’homme d’Etat » – Ed. L’HARMATTAN, Paris, 2009