Je voudrais commencer par demander au lecteur de vérifier par lui-même le contenu des propos d’Idrissa Seck sur le document audio-visuel original, aussi à cette étape, je fais l’option de me limiter aux aspects intellectuels et voire théologique de ses déclarations. Je n’en fais aucunement un argument pour ou contre sa participation/élection à l’élection présidentielle prochaine au Sénégal.
Tous les prophètes sont juifs, Sara la noble juive, Jésus (paix sur lui) un rabbin juif
Non, les prophètes (paix sur eux) commencent avec Adam pour nombre d’oulémas. Tout le monde est quand même d’accord que Noé (paix sur lui), le prophète du déluge, marque un temps important du phénomène prophétique. Le Coran ne cite nommément que 25 prophètes (paix sur eux). Donc, de Noé à Abraham, il y a eu des prophètes qui ne sont pas des « juifs » au sens de l’appartenance à la lignée de Jacob (paix sur lui). En effet, on ne peut parler de « juifs » qu’en rapport avec la descendance de Jacob dont l’autre nom est Israël. Jacob est un des fils d’Isaac (paix sur lui), lui-même deuxième fils d’Abraham. Le terme « juif » (yahûd) dérivé du nom de Juda un des 12 fils de Jacob a fini par désigner les fils d’Israël dans leur ensemble alors qu’à l’origine, il s’agissait seulement des gens de la tribu de Juda. Cette tribu a habité le royaume de Juda où se trouvait le Temple de Salomon, avec celle de Benjamin au sud du royaume d’Israël qui regroupait les 10 autres tribus. C’est dans ce sens que le Coran dit qu’Abraham a précédé cette désignation de « juifs » (yahûd) et l’on sait qu’il est originaire de la Chaldée, aujourd’hui située en Irak.
Oui, Jésus (paix sur lui) est « juif » mais plus exactement fils d’Israël de par sa mère Marie. Toutefois, le qualifier de Rabbin pose problème. En effet, dans le Coran et les hadiths, il est qualifié de Messie (al masîh), de parole venant de Dieu (kalimatun minallah), d’esprit venant de Dieu (Rûh), de prophète (rasûl) mais jamais de Rabbin. Dire que Jésus (paix sur lui) est un Rabbin, c’est le dépouiller des attributs qui en font cette personne au statut particulier dans la chaîne des prophètes de par sa naissance sans père et sa fonction de Messie. Les noms, statuts et fonctions des prophètes désignent des choses importantes avec lesquelles on ne peut pas jouer en leur attribuant d’autres qui n’ont pas de bases scripturaires.
Follement amoureux de sa première épouse, Abraham chasse Agar (la mère d’Ismaël)
Il ne faut pas oublier que c’est ce même Abraham, ami de Dieu, (Khalîlulla) qui a fait montre de cette foi hors du commun jusqu’à accepter d’immoler Ismaël, le premier fils qu’il a eu en pleine vieillesse. Dire qu’un tel croyant a chassé Agar pour faire plaisir à sa première épouse pose problème. En tout cas dans le Coran, il est simplement dit qu’Abraham a amené une partie de sa famille (Agar et Ismaël) dans le désert de la Mecque et a prié pour qu’Allah leur porte assistance. Il est rapporté dans certains commentaires du Coran qu’Agar interrogea Abraham sur son geste et ce dernier répondit que c’était sur ordre de Dieu. C’est à Idrissa Seck de nous dire sur quoi il fonde ses propos. Il existe la version biblique de ces événements et si Idrissa y croit, il n’a qu’à nous dire sur quelle base.
Le Coran parle de Bakka qui veut dire « pleurs » et non de la Mecque, Abraham s’est aussi tenu debout ailleurs, les « juifs » comme peuple élu
Je laisse les linguistes dirent s’ils confirment cette signification du mot Bakka qu’Idrissa Seck lui donne : « La première Maison qui ait été édifiée pour les gens, c’est bien celle de Bakka bénie et une bonne direction pour l’univers. Là sont des signes évidents, parmi lesquels l’endroit où Abraham s’est tenu debout ; et quiconque y entre est en sécurité. Et c’est un devoir envers Allah pour les gens qui ont les moyens, de se rendre à la Maison en pèlerinage. Et quiconque ne croit pas… Allah Se passe largement des mondes » (Coran 3 : 96-97)
Mais une règle importante ne doit jamais être oubliée dans tout effort sérieux de compréhension du Coran : « un mot du Coran n’a de sens que selon l’usage que le Coran en fait » Il ne faut pas faire l’erreur d’isoler un mot du Coran et de lui donner le sens qu’on veut. Ici, Idrissa Seck commet deux erreurs : d’abord il a sa propre définition linguistique d’un mot du Coran ; ensuite, il ne comprend pas ce mot dans le contexte du Coran au sens d’une recension de tous les versets qui parlent de la Mecque, de la Mosquée sainte qui s’y trouve (masjidul haram), de la Mosquée lointaine (masjidul aqsa) de Jérusalem, de la place de cette Maison sainte (al bayt) que Dieu a montré à Abraham (paix sur lui), etc. C’est quand Abraham a fini d’édifier la Kaaba avec l’aide de son fils Ismaël qu’ordre divin lui est donné d’appeler au pèlerinage : « Et fais aux gens une annonce pour le Hajj. Ils viendront vers toi, à pied, et aussi sur toute monture, venant de tout chemin éloigné » (Coran 22 : 27) Les « juifs » N’ont jamais dit que c’est à Jérusalem que cet événement a eu lieu. Donc, dire que Bakka pourrait renvoyer à autre chose que la localité de la Mecque est très étrange et même si le mot pourrait signifier « pleurs » peu importe, le sujet porte sur la maison de Dieu édifiée dans la localité appelée par le Coran Bakka, donc en toute logique, de la Kaaba et de ses alentours.
Le Coran indique que c’est Dieu qui montre à Abraham le lieu où il doit édifier ou ré-édifier la Maison sainte : « Et quand Nous indiquâmes pour Abraham le lieu de la Maison (La Kaâba) (en lui disant) : « Ne M’associe rien ; et purifie Ma Maison pour ceux qui tournent autour, pour ceux qui s’y tiennent debout et pour ceux qui s’y inclinent et se prosternent. » (Coran : 22-26)
Une remise en cause de cela requiert de dissocier l’édification de la Kaaba par les deux patriarches Abraham et Ismaël du lieu du pèlerinage. En d’autres termes, Idrissa Seck devra donner des références indiquant qu’Abraham et Ismaël ont édifié ailleurs une maison de Dieu : « Et quand Abraham et Ismail élevaient les assises de la Maison : « Ô notre Seigneur ! Accepte ceci de notre part ! Car c’est Toi l’Audient, l’Omniscient. » (Coran 2 : 127).
Sur le statut des « juifs » comme peuple élu, attendons de savoir comment Idrissa Seck comprend « ce qui est écrit noir sur blanc dans le Coran » pour nous prononcer.
La scandaleuse hypothèse seckienne de transfert du Hajj à Jérusalem
Les musulmans et le prophète (saws) avaient commencé à prier en direction de Jérusalem, puis à Médine, le Coran commande à ce dernier de se tourner à la Mecque : «Les faibles d’esprit parmi les gens vont dire : «Qui les a détournés de la Qibla vers laquelle ils s’orientaient auparavant?» – Dis : «C’est à Allah qu’appartiennent le Levant et le Couchant. Il guide qui Il veut vers un droit chemin» (Coran 2 : 142) ; « Certes nous te voyons tourner le visage en tous sens dans le ciel. Nous te faisons donc orienter vers une direction qui te plaît. Tourne donc ton visage vers la Mosquée sainte. Où que vous soyez, tournez-y vos visages. Certes, ceux à qui le Livre a été donné savent bien que c’est la vérité venue de leur Seigneur. Et Allah n’est pas inattentif à ce qu’ils font » (Coran 2 : 144) ; « Et d’où que tu sortes, tourne ton visage vers la Mosquée sainte. Oui voilà bien la vérité venant de ton Seigneur. Et Allah n’est pas inattentif à ce que vous faites. Et d’où que tu sortes, tourne ton visage vers la Mosquée sainte. Et où que vous soyez, tournez-y vos visages, afin que les gens n’aient pas d’argument contre vous, sauf ceux d’entre eux qui sont de vrais injustes. Ne les craignez donc pas ; mais craignez-Moi pour que Je parachève Mon bienfait à votre égard, et que vous soyez bien guidés ! » (Coran 2 : 149-150)
Aussi, le prophète (paix sur lui) a accompli son voyage nocturne de la Mosquée de la Mecque à Jérusalem, tout cela est connu des musulmans. C’est dire que l’importance de « Baytul maqdis » de Jérusalem est mentionnée dans le Coran et les hadiths. Et malgré tout, la prescription du pèlerinage à la Kaaba est clairement établie dans les références scripturaires des musulmans, la pratique du prophète (saws) et de ses compagnons et de toutes les générations de musulmans qui ont suivi. Et voilà qu’Idrissa Seck nous dit qu’il a sa petite idée là-dessus et ce pourrait être à Jérusalem ! Libre à lui de faire un pèlerinage à Jérusalem ou ailleurs mais ce ne sera pas un Hajj.
Qui plus est, il faudra dans ce cas de figure qu’il nous dise quels seront les rites y associés, car ce n’est pas une mince affaire d’inventer un autre lieu et des rites d’un pèlerinage à Jérusalem. En effet, même Abraham et Ismaël qui ont édifié la Kaaba ont reconnu leur limite en la matière en sollicitant la guidance d’Allah pour le rituel du Hajj : « Et quand Abraham et Ismaël élevaient les assises de la Maison : «Ô notre Seigneur, accepte ceci de notre part ! Car c’est Toi l’Audient, l’Omniscient. Notre Seigneur ! Fais de nous Tes Soumis, et de notre descendance une communauté soumise à Toi. Et montre-nous nos rites et accepte de nous le repentir. Car c’est Toi certes l’Accueillant au repentir, le Miséricordieux » (Coran 2 : 127-128)
La rupture décisive avec Jérusalem comme direction sainte s’est faite avec le changement de Qibla déjà mentionnée. Idrissa Seck voudrait-il nous faire revenir à la période d’avant et abroger ce qui est définitivement établi dans le Coran ? Vaste et redoutable ambition dont personne parmi les oulémas sérieux et compétents ne sera partie prenante. Et puisqu’on y est, pourquoi ne pas demander aux « juifs » de croire au Coran, au prophète Muhammad (saws) et d’accomplir le Hajj à la Mecque, pourquoi ce parti pris en faveur des « juifs » et de Jérusalem de la part d’un musulman ? Si Idrissa Seck tient pour vrai que le Coran vient de Dieu et que Muhammad (paix sur lui) est le sceau des prophètes ne devrait-il pas plutôt demander au demi-frère qui est dans le rejet, de rejoindre l’islam et de se préparer à accomplir le Hajj à la Kaaba édifiée par le grand-père et le fils aîné ? Non, apparemment, Idrissa Seck préfère, pour une obscure raison, faire montre de frilosité et envisager le Hajj à Jérusalem ! Au fait, où est-ce qu’Idrissa Seck a trouvé cette querelle de demi-frères ? Qui a jamais dit qu’il y avait querelle entre Ismaël et Isaac (paix sur eux) ? Y a-t-il un problème entre Jésus fils de Marie l’israélite et Muhammad (saws) l’arable descendant d’Ismaël ?
Le journaliste Pape Cheikh et sa crise d’islamologie
Pour finir, je voudrais dire quelques mots sur la sortie de Pape Cheikh de la chaine « SenTv » Voilà que pour s’introduire dans le débat, il pense nécessaire de se muer en islamologue à ce qu’il semble. Ce qui se rapporte à Abraham, Sara et autres personnages ne relève pas de faits historiques au sens académique du terme, ce sont des récits mentionnés dans les écritures saintes des « juifs », chrétiens et musulmans. Et ces récits sont commentés et enseignés par les théologiens de chacune de ces « confessions » On n’en dit pas ce qu’on veut, il faut des arguments bien solides et pertinents au regard des savoirs qui sont produits en la matière. Sinon on est dans la pure opinion. L’ijtihad existe en islam, et c’est un indicateur de l’intersection entre le donné textuel et le travail de la raison, ce qui est un trait formidable du génie de l’islam que ses ennemis, de bonne guerre, ne mettent jamais en valeur. Seulement l’ijtihad aussi est soumis comme il se doit, à une démarche rigoureuse et méthodique. Une des règles de l’ijtihad est qu’il ne s’applique pas à un culte établi comme il se doit dans les références scripturaires et la pratique du prophète (saws). C’est le cas du pèlerinage qui est un des cinq piliers de l’Islam.
Dans cadre, l’ijtihad ne peut porter que sur des contraintes pour l’accomplir et qui ne se posaient pas avant mais non sur les fondamentaux de ce pilier qui requiert obligatoirement un déplacement physique vers une localité mentionnée dans la référence scripturaire. Quand Abraham a fini d’édifier le Kaaba avec l’aide de son fils Ismaël, ils demandèrent tous les deux qu’Allah leur indique le rite du pèlerinage y associé. Impossible de faire ijtihad dans ce cas pour envisager un Hajj à Jérusalem. Il revient au journaliste qui se veut professionnel de favoriser un débat entre les connaisseurs du sujet comme sur d’autres et non de jouer à l’islamologue autoproclamé. Cela ajoute à la confusion et ne correspond pas du tout à ce que la déontologie enseigne en matière de journalisme.
Ahmadou Makhtar Kanté
(Imam, écrivain et conférencier)