Quatre grands cerveaux, des fiertés de l’école et de la formation sénégalaise, des docteurs experts en problématiques de société se prononcent en faveur de la levée des mesures d’urgence. Ils sont le Dr Adama Ba Faye, réanimateur, le Dr Alboury Ndiaye, Docteur en sociologie, anthropologie et démographie, le Dr Khadim Bamba Diagne, enseignant, chercheur et écrivain, et le Dr Khadim Ngom, Cardiologue, ont co-signé une tribune dans laquelle ils poussent un cri de cœur en faveur de l’économie agonisante.
Conscients des graves répercussions socio-économiques de la crise sanitaire liée à l’épidémie à Coronavirus, les quatre docteurs “mousquetaires” plaident pour la libération de l’économie fortement dépendante de l’informel.
« Le 12 mars 2020, le Directeur Général de l’OMS annonce la pandémie du virus SARS-cov2 lors d’une conférence de presse à Genève. Dès lors, une urgence sanitaire sans précédent se présage contre un ennemi nouveau mais redoutable, un virus inconnu.
Son caractère récent explique la faiblesse des données épidémiologiques. L’Afrique est le continent qui a été touché en dernier et est le moins impacté jusqu’à maintenant. La Chine, source originelle du virus, a fermé une région, confiné et « tracé » à travers les Smartphones plus de 11 millions d’âmes, a réussi (malgré les critiques dont certaines fondées) à juguler l’épidémie et tout le monde veut faire comme la Chine. Que les pays qui ressemblent à la Chine fassent comme elle, rien de plus naturel et de plus logique. Que d’autres, complètement différents sur le plan économique, social, démographique, se mettent à faire comme elle, on ne peut pas trouver cela rationnel et approprié.
LE COVID NE FERA PAS DE DÉGÂTS EN AFRIQUE
La pandémie du Covid-19 a eu comme conséquences, en plus de la déstabilisation des systèmes de santé les plus robustes du monde, d’avoir créé une psychose qui bloque toute pensée toute stratégie de gestion de crise ainsi qu’une crise économique et sociale sans précèdent à l’échelle planétaire. Selon les données rendues publiques, en France, la mortalité du Covid-19 des moins de 45 ans est de 1% et de 92% pour plus de 70 ans. Plus prosaïquement, le Covid-19 est mortel pour des personnes âgées. La virulence du COVID 19 est très dépendante de l’âge et des comorbidités, 67 % des personnes décédées en France présentent des comorbidités. En Afrique subsaharienne en général, au Sénégal en particulier, les personnes âgées se font rares.
Au Sénégal, les plus de 70 ans ne font que 3, 55% de la population ; et les moins de 45 ans font plus de 88% selon les registres de l’ANSD en 2016. Le Covid-19 ne fera pas de dégâts en Afrique, pas parce que l’on s’est découvert le meilleur système de santé, mais parce que l’Afrique subsaharienne est jeune. La Chine, comme l’Occident, avec des niveaux de développement économique et sanitaire ont décidé de confiner complètement leur population. La stratégie a été efficace pour la Chine, un peu moins pour l’Occident qui n’a pas réussi un confinement total, parce qu’il s’y est pris un peu tardivement et avec moins d’efficacité essentiellement pour des considérations de liberté individuelle, de démocratie. Qu’importe ! Ces Nations ont une organisation socio- économique qui leur permet de confiner une grande partie de leur population à coups de chômage partiels et autres allocations sociales (Europe).
Le Sénégal, avec 1 million de familles vulnérables et 97% de l’activité économique entre les mains du secteur informel, peut-il, pour maitriser la propagation du virus, maintenir son économie à l’arrêt avec toutes les conséquences sanitaires et sociales qui y découlent ?
Au Sénégal, un certain nombre de mesures ont été mises en place notamment la fermeture des frontières, l’interdiction des voyages inter-régions, un couvre-feu de 20 h à 6 h du matin, le port obligatoire du masque, avec des résultats assez mitigés au vu de l’augmentation des cas et de la dissémination des cas dits communautaires. Il y a quatre manières de sortir d’une épidémie : trouver un traitement efficace ou un vaccin, acquérir une immunité collective ou la disparition spontanée du virus comme c’était le cas pour le SRAS.
DES RÉPERCUSSIONS SOCIO-ÉCONOMIQUES DÉSASTREUSES
Le but essentiel du confinement est d’éviter l’arrivée massive, dans une période de temps raccourci, de malades qui engorgerait le système de santé. Il a été efficace en Chine et même en Europe (diminution notable et progressive du solde de patients graves), qui entrevoit le déconfinement dans les prochaines semaines. Le couvre-feu et l’état d’urgence n’ont pas atteint cet objectif de diminution de l’incidence. Les mesures prises par l’Etat ont des répercussions socio-économiques désastreuses. Avons-nous besoin de continuer à bloquer tout un pays pour une pathologie dont on est certain que sa mortalité sera moindre partout en Afrique étant donné la jeunesse de sa population. Avons-nous besoin de continuer une politique qui risque de précipiter une partie majoritaire du pays dans la misère ? L’Etat du Sénégal aurait-il la possibilité matérielle et financière d’assister ses citoyens « bloqués » dont la majorité occupe le secteur informel de l’économie ? Quelle est la vision à moyen et long terme au Sénégal ? Quel est l’objectif visé et quels sont les paramètres à prendre en compte pour lever ces mesures ? Quel est le stock de masques et de tests dont dispose le Sénégal ? Combien de lits de réanimations et de respirateurs sont prêts ? Notre propos n’est pas de dire qu’il ne faut rien faire contre le Covid-19. Il faut réadapter notre stratégie de manière rationnelle, pensée en fonction de notre plus grande connaissance du virus et de ses conséquences. Concentrons-nous sur la prévention et préparons-nous à pouvoir sauver les cas graves.
L’hospitalisation doit être réservée aux cas nécessitant une surveillance médicale et le confinement des autres cas est à poursuivre et à encourager. L’augmentation du nombre de lits de réanimation est cruciale pour la prise en charge des éventuels cas graves. L’augmentation du nombre de tests est indispensable pour avoir une idée exacte de la prévalence de la pandémie.
Nous ne sommes pas spécialistes de Santé Publique mais plutôt cliniciens, cardiologue et réanimateur. Nous nous occupons quotidiennement de patients graves atteints Covid-19. La mortalité en réanimation avec un service adéquatement équipé et un personnel bien formé a été considérablement réduite avec les nouvelles découvertes sur le Covid-19 notamment sur les complications thromboemboliques. Permettons aux populations de reprendre leurs activités économiques et leurs déplacements, en insistant sur les mesures barrières et la protection des personnes âgées et/ou porteuses de pathologies chroniques et surtout profitons-en pour équiper tous nos hôpitaux de service de Réanimation et de maladies infectieuses dignes de ce nom. Il y aura un après Covid, et ces structures amélioreront le système de santé du Sénégal.
Nous pensons également que la santé privée devrait être plus impliquée dans le dispositif de riposte. Quid des écoles ? Les nouvelles données ont tendance à montrer que pour les enfants, non seulement ils ne sont que très rarement atteints, mais ils sont peu transmetteurs du virus. Dans ces conditions, pourquoi ne pas discuter une réouverture des écoles ? L’ouverture des écoles va redynamiser l’activité économique qui est très mal en point. Le virus, de par sa rapidité et sa violence, a mis l’économie Sénégalaise en confinement depuis le mois de mars. Comme l’activité économique est portée à plus de 97% par le secteur informel qui est dans l’économie immédiate, alors le fait de respecter le mot d’ordre « restez chez vous » ralentit la production nationale. Nous sommes au deuxième mois d’un fort ralentissement économique, à partir du mois de mai, nous serons officiellement en récession et vu la situation actuelle dans le monde chaque pays doit développer ses propres stratégies de sorties de crise.
Dès lors, il devient nécessaire de se pencher sérieusement sur la gestion de la pandémie et les perspectives, parce que l’après crise peut être plus terrible pour nos économies si extraverties et vulnérables. Plus la crise tire en longueur, plus l’outil de production sera endommagé, plus la reprise sera difficile.
Le Président de la République a décidé de mettre un fonds de 1000 milliards pour amortir le choc. Ces 1000 milliards de FCFA du fonds COVID, représentent 10% du PIB et 25% du budget national, la dette publique va allègrement augmenter. Mais en période de guerre, nécessité fait loi. Les mesures sont pertinentes pour soutenir l’économie formelle. Le secteur privé va recevoir sur ce fonds 657.6 milliards, l’Etat gardera 178 milliards pour couvrir ses pertes de recettes, les couches les plus vulnérables vont recevoir 100 milliards (dont 64 milliards pour les denrées alimentaires qui visent 1.000.000 de familles avec une moyenne de 10 personnes par famille, soit 10.000.000 de Sénégalais 62.5% de la population) et le secteur de la santé 64.4 milliards.
SORTIR RAPIDEMENT DE LA CRISE POUR SAUVER L’ÉCONOMIE
Malheureusement, ces mesures ne sont valables qu’à court terme (maximum 40 jours). Donc, pour sauver l’économie d’une manière générale, il faudra sortir rapidement de la crise pour redémarrer l’activité il n’y a pas d’autres issue. En plus, sur les 1000 milliards, il n’y a pas de filet pour sécuriser le secteur informel. Sur 16 millions d’habitants il y’a moins de 400.000 salariés (public et privé) et plus de 97% des entreprenants au Sénégal sont dans l’informel. C’est vrai que l’informel ne paye pas d’impôts directs, mais paye des impôts indirects et la finalité de la décision c’est de soutenir toutes les couches de la population et l’outil de production des Sénégalais et des étrangers qui vivent parmi nous.
Nous ne subissons pas une crise économique, mais plutôt une crise sanitaire qui met l’économie en hibernation et l’effet rattrapage peut être très intéressante si nous gagnons le combat de la prévention. Parce que, tous les outils de production ne sont pas encore menacés et certaines grandes entreprises même tirent leur épingle du jeu (entreprises de télécommunication, les produits locaux, les grandes surfaces…).
En revanche beaucoup d’entreprises qui travaillent dans le transport aérien, le tourisme, l’hôtellerie, la culture, l’artisanat, le bâtiment, les agences de voyages, le loisir, la publicité, le commerce de vêtements, l’évènementiel et d’autres secteurs connexes iront en faillite par faute d’activités même après la crise.
RÉINVENTER UNE AUTRE AFRIQUE
L’autorité doit commencer à réfléchir maintenant sur l’économie post-Covid (politique de relance), au lieu et place d’une politique macroéconomique conventionnelle, à appliquer une politique de ciblage entre les ménages et les entreprises, car l’activité économique dépend du niveau de la demande pas de l’offre. Une nouvelle économie de distanciation physique doit être repensée basée sur la production et la transformation. Cette crise nous interpelle aussi sur la mise en place d’une industrialisation pharmaceutique et alimentaire. Il est nécessaire de reposer la consommation locale et rendre nos entreprises compétitives, dynamiser les chaines de valeur sous régionale pour au-delà de la sécurité alimentaire et sanitaire, chercher une souveraineté alimentaire et sanitaire. L’économie doit retrouver une espèce de normalité et de visibilité pour bien repartir mais avec tous les pays africains. Pourquoi ne pas réinventer une autre Afrique. L’Afrique doit arrêter de penser que la première chose à faire en temps de crise, c’est de demander l’aide des pays développés ou des institutions financières internationales.
Jadis, les pays du Nord avaient la solution et les pays du Sud avaient les problèmes, aujourd’hui on assiste à un changement brusque et profond du monde. Le virus a mis les pays du Nord à genoux et ceux du Sud résistent jusqu’à présent (prions que ça dure), alors apprenons à vivre avec le virus pour sauver l’économie de notre pays. Cette crise nous fait prendre conscience de l’extrême fragilité des communautés humaines dans lesquelles les solidarités sont à la fois organiques et mécaniques. Au sortir de cette crise sanitaire mondiale plus rien ne sera comme avant dans la gouvernance publique et la prise en charge des préoccupations des populations.
En effet, l’histoire événementielle de l’humanité nous enseigne que du chaos et des crises naissent parfois des volontés d’agir, des remises en question, des survivances réinventées et archaïques de la vie sociétaire. Avec cette crise, les logiques institutionnelles changent, les planifications les plus précises s’en trouvent bouleversées, de nouvelles formes de solidarités et de nouveaux paradigmes voient le jour. En réalité, l’humanité n’évolue que lorsqu’elle est face à des obstacles insurmontables, des périls graves ou des peurs existentielles ; l’homme n’est-il pas l’être du dépassement par excellence ?
Cette crise sanitaire mondiale à la fois grave et profonde, est un fait éminemment socioanthropologique car elle est à la confluence de la médecine, de l’économie, de la psychologie, du droit, de la politique, de la technologie, de la sécurité et j’en passe. Par conséquent, toutes les tentatives d’analyse doivent épouser le caractère multidimensionnel de la crise. La pandémie du Covid-19 met en lumière les fragilités de notre modèle social, les vulnérabilités de notre population aussi bien en milieu urbain qu’en milieu rural et révèle les failles de notre système de protection sociale. C’est un désaveu cinglant à l’égard de la société néo-libérale avec des élites déconnectées des réalités du terrain. Les populations sénégalaises formulent des difficultés d’accès aux services sociaux de base (santé, eau potable, éducation, protection sociale…).
GOUVERNER C’EST PREVOIR ET REPONDRE AUX PREOCUPPATIONS DES
POPULATIONS
L’une des fonctions essentielles de l’Etat c’est de satisfaire les besoins des populations en leur permettant de travailler, de se soigner, de se nourrir, de se vêtir et surtout de se sentir en sécurité. Il s’agit en quelque sorte de répondre à la pyramide des besoins telle que définie par MASLOW. Cette crise du covid-19 montre que notre modèle social n’est pas assez efficace pour combattre la pauvreté contemporaine, celle qui frappe un enfant sur deux, un jeune sur deux, une famille sur deux, et de plus en plus de travailleurs pauvres, je n’omets pas de citer les personnes du troisième âge et les femmes, couche vulnérable de notre société.
Le Sénégal compte actuellement plus de 16 millions de personnes, avec un taux de pauvreté ressenti évalué en 2015 à 56,5% (chiffres récents indisponibles sur le site de l’ANSD). Dans notre pays tout est prioritaire par voie de conséquence avant de décaisser 1 Franc de dépense publique il faut s’interroger sur l’utilité de cette dépense et surtout si cette dernière correspond à une priorité socio-économique. La crise du covid 19 a révélé aux pouvoirs publics de tous les pays le bon ordre des priorités en consacrant un retour à un Etat providentiel, protecteur mais aussi stratège.
C’est un véritable retournement de situation dans la conception, le pilotage et la mise en œuvre des politiques publiques. Toujours est-il que la situation sociale des sénégalais les plus précaires risque de se dégrader davantage durant cette crise sanitaire. En matière d’alimentation, de logement, d’accès aux services sociaux de base, nous observons une exacerbation des inégalités sociales et économiques. Parallèlement, si les revenus des personnes qui travaillent sont restés stables, le chômage continue d’être une véritable bombe sociale et les factures de loyer et d’électricité n’ont pas baissé. Les personnes qui vivent des petits boulots et du commerce de proximité voient leurs revenus diminuer à une vitesse exponentielle. Cette situation va conduire inéluctablement une majorité de sénégalais à un basculement dans la grande pauvreté ou à un enfermement dans cette spirale de la précarité.
En définitive, cette crise agit comme un miroir grossissant des inégalités sociales au sortir de cette mauvaise passe, une politique de relance économique et sociale devra être mise en place au Sénégal. Ceci dans une double logique d’autonomisation économique (politique d’emploi des jeunes et entreprenariat féminin) et d’inclusion sociale des populations les plus fragiles.
Des efforts notables ont été réalisés par le gouvernement à travers la distribution des denrées alimentaires encore faudrait-il que cette distribution se fasse sur des bases statistiques appuyée par une identification objective des ayant-droits. Cependant pour éviter les polémiques à l’avenir, l’Etat pourra juste virer une certaine somme aux ménages les plus pauvres, ce virement pourra se faire par orange money, Free cash, Poste cash… ou par les institutions financières vu le taux de bancarisation très élevé dans notre pays.
Dans l’urgence et le court terme, l’Etat du Sénégal devra prendre les mesures sociales suivantes pour soulager les ménages les plus pauvres :
● Moratoire sur les factures d’électricité et d’eau durant la crise
● Moratoire sur les loyers pour les familles à revenus modestes
● Mise en place d’un fonds de solidarité dédié aux agriculteurs et aux marchands ambulants
● Mise en place d’une permanence de soutien et d’écoute psychologique pour les personnels de santé, les malades et les familles de victimes du covid-19
● Gratuité des soins médicaux pour les personnes diagnostiquées positives à la maladie
Sur le moyen et long terme :
● Généralisation des bourses sociales de sécurité suivant des critères précis d’éligibilité. L’ANSD pourra être mise à contribution pour aider à la localisation de la grande pauvreté en milieu urbain, péri-urbain et dans le monde rural
● Revalorisation des bas salaires et des pensions de retraite
● Mise en place d’un revenu minimum d’insertion pour les jeunes fraîchement diplômés et à la recherche du premier emploi
● Réforme structurelle de notre système de protection sociale. Il faut s’inspirer de l’expérience des pays les plus affectés par cette pandémie mais opérer une tropicalisation de ces mesures. Éviter une transposition intégrale chez nous sans prendre en compte nos réalités socio-économiques. Il est impératif de faire la balance coût/avantage entre le sanitaire, le social et l’économique afin de trouver des compromis adaptés. Changeons de cap !”
Dr. Adama Faye
Dr. Alboury Ndiaye
Dr. Khadim Bamba Diagne
Dr. Khadim Ngom