Dakarmidi – On peut écouter sans entendre. On peut entendre sans comprendre. On peut regarder sans voir. Dans une certaine manière, nos différents sens ne sont pas forcément en adéquation avec que l’on pourrait appeler la « réalité ». « Nos sens nous trompent », clament à l’unanimité les philosophes. Mais sur le plan de la communication, il en va autrement, puisqu’on ne peut pas parler, comme ces derniers (à la notable exception de Nietzsche, on le verra), d’un écart entre nos organes de perception et le « réel ». Les gourous de la communication répètent à l’envi que ce qui est important dans la production d’un message (discours), c’est moins le dire lui-même, que sa façon dont il est perçu. La bonne question que doit poser l’homme politique est : « qu’est-ce que les gens ont-ils perçu de mon discours? ». « Est-ce que c’est ce que j’ai voulu dire? ».
Dans les écoles de journalisme, le sacro-saint credo est : « les faits sont sacrés, l’interprétation libre ». C’est là où les choses deviennent intéressantes pour nos propos. Cette « maxime » si simple ne l’est qu’en apparence. II se pose en effet l’équation de définir un « fait », et de dégager une attitude épistémologique satisfaisante les paramètres de l’objectivité et de la distance critique. Les choses sont en réalité très complexes. Nous nous proposons alors, à ce niveau, de problématiser jusqu’à un point non soupçonné les niveaux de complexité entre le recueil des « faits » et l’exercice de leur interprétation, puis faire ressortir les pièges, les écueils, et les non-dits de la relation. Elle concerne, donc, à la fois l’écrit et le discours lui- même. Ce choix n’est ni fortuit ni neutre. L’idée selon laquelle « les faits sont sacrés, l’interprétation libre » noue des rapports complexes, et surtout transversaux, à mi-chemin entre l’éthique, la sociologie et le droit. Sur le plan professionnel donc, le journaliste est dans une position d’obligation, d’objectivité et de légalité.
Entre les faits « bruts » (discours, témoignages, la source, en un mot) et le travail d’interprétation (la lecture, le commentaire), forcément subjectif du journaliste, il existe un rapport linéaire entre l’émetteur d’une part et le récepteur de l’autre. Tout se passe alors comme si les « faits » en tant que tels ne sont rien, ils sont dénués de signification (pour le dire autrement). Les écoles de journalisme apparaissent ainsi comme des lieux de production de sens, en transformant la matière brute ou première (le discours, le bruitage, les rumeurs, etc.) en information proprement dite, c’est-à-dire des « faits » et propos qui gagnent en crédibilité. Présentées ainsi, les choses semblent simples et homogènes.
Cependant, une lecture se situant en dehors du droit et de la sociologie des media (mais complémentaire) pourrait jeter un faisceau de lumière sur les niveaux de complexité. Au lieu d’inférer et de présumer un rapport d’objectivité dans la présentation et d’en faire un credo, entre « faits » et « interprétations », est-ce qu’une autre lecture (philosophique) en particulier, ne serait-elle pas possible ? En nous appuyant sur le « perspectivisme » et le « subjectivisme » nietzschéen, rien ne nous empêche de dire, au contraire, qu’« il n’existe pas de faits, mais juste des interprétations ». La relation ainsi inversée permet d’avoir une vue assez large des difficultés pour définir d’abord (si jamais il existe) un « fait », puis de le lier avec son corolaire, l’herméneutique.
Elle fait éclater la notion d’objectivité dans le recueil des « faits » (synonyme aussi de sacralité) pour pointer une difficulté, celle de déconstruire la prétention à la scientificité des sciences sociales (comme Weber, avec sa théorie compréhensive) pour postuler la thèse de l’existence d’une crise, identique à celle de la philosophie, avec notamment le « marteau » nietzschéen. Avec la philosophie du soupçon (qu’il partage avec Freud et Marx), Nietzsche pense qu’il existe toujours un arrière-fond à partir duquel s’élabore le discours ou la collecte des « faits ». La philosophie de la déconstruction constitue ainsi un puissant désaveu qui installe le doute et accroit la double difficulté de définir ce qu’est un « fait », puis (ou ?) de le substituer par un subjectivisme outrancier.
Un exercice très simple et assez banal permet de mesurer la portée très corrosive de la thèse du philosophe sur les sciences sociales, en général, et communicationnelles (interprétation du discours et des textes), en particulier. Un professeur qui demande à lire, à la fin de son cours, les notes de ses étudiants, sera surpris de constater les « niveaux » et l’hétérogénéité de compréhension de son propre discours (cours) qui prétend pourtant à l’homogénéité. Chacun d’entre eux, en fonction de son vécu et de sa propre trajectoire historique, aura, par le choix des mots, et la forme de leur élaboration, sa propre façon de comprendre, puis d’interpréter le discours de l’enseignant. Les mots, la tonalité, la mise de ce dernier (posture, habillement), voire même la géographie des lieux (le temps, la disposition de la salle) ne sont pas forcément neutres à leurs yeux : ce sont des « symptômes » écrira Nietzsche.
Quid alors de « l’objectivité » ou de la sacralité des «faits » ? Une pure illusion, serait-on tenté de répondre en prenant en considération ces développements.
Ce qui amènera le philosophe à pousser plus loin l’analyse pour dire finalement que « tout est symptôme » ; toute interprétation est elle-même une interprétation d’une autre interprétation. Ainsi à l’infini, voire jusqu’à l’absurde. Autrement dit, une lecture maximaliste permet de dire que toute théorie de la communication n’est qu’un exercice d’interprétation de symptômes dont les « faits » eux-mêmes sont les symboles (interprétations) patents. En somme, l’exercice de communication n’est sans doute qu’une subjectivité qui tourne sur elle- même (réflexivité) et, contrairement à la théorie de la dualité cartésienne sur la neutralité du sujet pensant devant l’objet, la « nouvelle inversion des valeurs ou de perspective » permet d’inférer, comme cela s’est fait, au niveau des sciences sociales, une crise au sein des théories de la communication.
Par le biais d’une tentative définitionnelle des « faits », à travers les différents courants d’interprétation (l’école empiriste ou idéaliste), on peut parvenir à des lectures multiples et utiles aux professionnels pour mener une réflexion profonde sur les difficultés de la profession, à l’origine de bien des méprises. Absolument rien en effet n’empêche au journaliste ou à l’enseignant (à la fin de son cours) de se montrer dubitatif, comme Nietzsche n’a cessé de l’être, en clamant durant toute sa vie : « M’a-t-on compris ? ».
Au-delà même des difficultés propres à la production et à la réceptivité du discours, se jouent, en un sens plus large, les enjeux de la « théorie de l’agir communicationnel » d’Habermas, qui constitue une belle introduction dans les cours sur la communication, en général. Dire, comme Habermas, que seule une théorie de l’intersubjectivité (à travers le dialogue) permet de relier les liens sociaux distendus par la crise de la modernité (thématisée par Jean F. Lyotard, à travers sa double thèse de la « fin des Métarécits » et celle « d’Auschwitz comme enterrant la modernité »), suppose un niveau d’égalité et de compréhension entre les acteurs sociaux. Est- ce possible ? Nous comprenons-nous-mêmes ? Que disons-nous quand nous parlons ?
En fait, Habermas ne croit pas au pessimisme ambiant des thèses postmodernes (modernité en crise). Ce qui l’a amené à opérer un retour stratégique vers Kant, à travers notamment la définition par ce dernier de l’homme, comme « être raisonnable » par le dialogue. Le langage et la communication sont des faits éminemment sociaux et porteurs de progrès. Habermas s’oppose de ce fait à une tradition philosophique déconstructive bien française, celle post-68, héritée de… Nietzsche. Selon lui, il n’existe ni une crise de la raison, ni celle du sujet encore moins celle du langage, idée qu’il partage avec Jacques Bouveresse. Ce dernier est un spécialiste français de la philosophie du langage d’inspiration anglo-saxonne, le « positivisme logique » qui identifie le langage à la raison. Ce courant, il est clair, est aux antipodes de l’école du soupçon qui défend la thèse d’un inconscient, d’un « creux » qui travaille et structure le langage même et qui autorise les trois questions posées plus loin.
Mais un redoutable rebondissement se profile à l’horizon. Une interprétation conséquente de notre propre thèse (celle de la crise communicationnelle) pourrait voir en elle qu’un symptôme, lui-même symptôme d’un autre symptôme. D’où un cercle vicieux. L’exercice de la communication apparait alors comme un leurre, un « jeu d’ombre ». Poussée plus loin, la thèse aboutit fatalement à l’idée extrême (hérésie, aporie ?) d’après laquelle la communication, selon ces postulats mêmes, est « impossible ». Ce qui se traduit souvent par un statu-quo entre les acteurs qui s’énonce par cette sentence synonyme d’échec : « On ne parle pas le même langage ». C’est tout dire.
On le voit donc : les questions agitées ici attestent de la richesse des débats. D’où l’intérêt non négligeable de méditer sur cette thématique pour les professionnels des médias en général.
*Professeur de philosophie et de sciences politiques Email : ndiakhatngom@gmail.com