Dakarmidi – Pendant plusieurs heures, la toile sénégalaise a été prise par une polémique sur les chaises turques (toilette, cabinet, « petit coin ») du nouvel aéroport international BD. Avant que celle-ci ne soit démentie, la majorité estimant que c’était inacceptable que pour un aéroport de cette dimension qu’il n’y ait que des chaises turques. D’autres ajoutant que les turcs qui ont réalisé cet aéroport avait poussait l’outrecuidance jusqu’à faire des chaises à leur image.
Privés nationaux et citoyens sénégalais se plaignent de ce que beaucoup de marchés de l’Etat sont donnés à des étrangers alors qu’ils peuvent être réalisés par des entreprises locales. Une histoire de chaises turques et anglaises – celle-ci un fake – peut en cacher une autre, celle-là vraie. Une histoire qui commence il y a longtemps et qui se poursuit sur nos yeux. Une histoire qui si on n’y met pas un coup de frein va se renforcer au détriment des peuples. Le 16 décembre prochain, les chefs d’Etat vont se prononcer sur la demande d’adhésion du Maroc à la CEDEAO. Qualifié de poste de police de l’Europe par certains, le Maroc s’est lui-même désigné Pays des Caravanes. Son bureau d’investissement national Invest in Morocco dit que « Grâce à ces accords et grâce à l’efficience de notre logistique, vos produits débarquent facilement et rapidement sur vos marchés ».
De quels accords s’agit-il ? Le Maroc a signé des accords de libre-échange avec les Etats-Unis, l’Union Européenne et certains pays arabes. Le premier accord de libre-échange entre les Etats-Unis et un pays africain date de 2004. C’est avec le Maroc. Aucune taxe n’est prélevée sur 95% de leur commerce mutuel. Dans le journal quotidien sénégalais Le Soleil du 13 mars 2017 on pouvait lire les propos de Marcel Desouza, président de la commission de la CEDEAO. « l’organisation va mettre au point une commission paritaire pour que dans un mois et demi, on puisse signer un accord de partenariat économique déclarant le Maroc associé privilégié de la CEDEAO ». Le président de la commission de la CEDEAO informera que « Le Tchad avait fait les mêmes démarches et juste après le roi du Maroc, la Tunisie, dont j’ai reçu l’ambassadeur, m’en a également fait la requête pour intégrer notre espace ». La question n’est pas géographique. Du moins notre analyse ne sera pas de savoir où sont les limites de l’Afrique occidentale et s’il faudrait éventuellement que celles-ci soit prolongées jusqu’au Nord. Elle relève de la souveraineté économique et de la souveraineté démocratique. Comment des décisions pareilles peuvent-elles relever de la conférence des chefs d’Etat de la CEDEAO ?
Quand un pays comme le Sénégal a 407.882 unités économiques avec 99.8% de Pme lesquelles ont un taux de mortalité de 64% il faut peser l’environnement dans lequel des décisions peuvent les plonger. Quand 20% de la population sénégalaise étaient dans l’insécurité alimentaire en 2016 (soit plus de 3 millions de sénégalais) il faut soupeser certaines demandes comme celle de faire du Maroc le 16e Etat de la CEDEAO avant d’aggraver la situation de vos paysans. Enfin quand vous avez 16 sénégalais par jours qui ont tenté de traverser la mer Méditerranée pour entrer de manière irrégulière en Italie ces deux dernières années, notamment par le Maroc, cela exige réflexion comme nous y a invité le Panel de Prospective : La CEDEAO à la veille de l’Adhésion annoncée du Maroc, de la Tunisie et de l’Algérie, etc. organisé ce Mercredi 6 Décembre 2017 par le Laboratoire de prospective et de science des mutations. Puisse ce temps de réflexion réveiller notre raison car comme inscrit sur une des gravures de Goya, « Le sommeil de la raison enfante des monstres ».
Césaire dit quelque part que ce n’est pas tant la relation entre l’Europe et l’Afrique qui pose problème que la nature de cette relation. Il en est de même pour les relations entre pays de l’UEMOA, entre pays de la CEDEAO d’une part a-fortiori entre ces groupes de pays et d’autres pays africains ou non africains d’autre part. L’UEMOA avec 17% de commerce intra-communautaire, l’Afrique de l’Ouest passant de 19,3% en 1995 et même 22,4% en 199è à 11,3% en 2011 imposent un questionnement. De toutes les manières d’intégrer économiquement des pays – car c’est bien d’intégration économique dont-il s’agit – quelles sont les formes à éviter et celles à privilégier ?
Le modèle dominant d’intégration est le libre-échange privilégiant concurrence et compétitivité. Mais il est bon de rappeler à travers les propos de Eduardo Galeano, de Alexander Hamilton et de Ulysse Grant ce qu’est le libre-échange. « Friedrich List, le père de l’Union douanière allemande, avait déclaré que le libre-échange était le principal produit d’exportation de la Grande-Bretagne. Rien ne rendait plus furieux les Anglais que le protectionnisme douanier et ils le faisaient parfois savoir par le sang et par le feu, comme dans la guerre de l’opium avec la Chine. Pourtant, la libre concurrence sur les marchés ne devint une vérité révélée pour l’Angleterre qu’à partir du moment où elle fut assurée d’être la plus forte, et après avoir développé son industrie textile à l’abri de la législation protectionniste la plus rigide d’Europe.
Dans les débuts difficiles, lorsque l’industrie britannique n’était pas encore compétitive, le citoyen anglais que l’on surprenait à exporter de la laine brute, non traitée, était condamné à perdre la main droite et, s’il récidivait, on le pendait ; il était interdit d’enterrer un cadavre avant que le curé de l’endroit n’eût certifié que le suaire provenait d’une fabrique nationale » Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique Latine, Terre humaine Poche Alexander Hamilton, secrétaire au trésor de Georges Washington, et théoricien du « système américain » (sorte de défense du patriotisme économique), en 1791, dans son rapport sur les Manufactures écrivait : “Les Etats-Unis ne peuvent pas échanger avec l’Europe sur un pied d’égalité ; l’envie de réciprocité les rendrait victimes d’un système de réciprocité qui les inciterait à se spécialiser dans l’agriculture et à ne pas s’industrialiser » (traduction libre) Ulysse Grant, le héros de la guerre de la sécession qui a été président entre 1868 et 1876 déclarait : « Pendant des siècles, l’Angleterre s’est appuyée sur le protectionnisme, a mené à l’extrême cette politique et en a obtenu des résultats satisfaisants. Il ne fait aucun doute que c’est à ce système qu’elle doit sa force actuelle.
Après deux siècles, l’Angleterre a trouvé commode d’adopter le libre-échange, car elle pense que la protection ne peut plus rien lui offrir. Très bien, Messieurs, ma connaissance de notre propre pays m’amène à croire que, dans 200 ans, quand l’Amérique aura obtenu du protectionnisme tout ce qu’elle peut offrir, elle sera elle aussi en faveur du libre-échange ». Les APE sont rejetés car on ne peut mettre sur le même ring le pot de fer et le pot de terre. Le Maroc n’est-il pas un pot de fer et la Gambie, le Sénégal…des pots de terre ? « Le PIB du Maroc estimé à 100 milliards est la somme des PIB de la Côte d’ivoire, du Sénégal et du Ghana » dit le Pr Kassé. Mais ce n’est pas parce qu’on applique ce libre-échange entre africains que celui-ci changera de nature et donc de résultats.
Aux mêmes causes les mêmes effets. Or avec la Zone de Libre-Echange Continentale (ZLEC), vous mettez en concurrence des économies dont les PIB par tête en 2015 vont de 276 dollars au Burundi à 15.476 dollars aux Seychelles en passant par 911 au Sénégal, 1.377 au Kenya, 1.381 au Ghana, 1.399 en Côte d’Ivoire, 2.640 au Nigéria, 3.615 en Egypte, 3.873 en Tunisie et 5.692 en Afrique du Sud… Les craintes de voir un pays qui se définit lui-même comme le « Pays des caravanes » c’est-à-dire un pays de transit, un cheval de Troie disent certains, adhérer à la CEDEAO sont légitimes. Le cas du blé est là pour nous le prouver s’il en était besoin. Jacques Berthelot nous dit que « Les importations annuelles de blé de l’Afrique ont grimpé de 3,184 milliards de dollars en 2000-2002 à 11,625 milliards de dollars en 2013-2015, alors que les exportations sont passées de 34 millions de dollars à 173 millions de dollars, ce qui implique un déficit net passé de 3,150 milliards à 11,452 milliards de dollars. Parallèlement, les exportations intra-africaines de blé sont passées de seulement 24.572 dollars à 139.900 dollars. Pas un seul pays africain n’exporte du blé et les exportations intra-africaines de blé ne sont que des réexportations vers les pays voisins d’importations extra-africaines. ».
Le Maroc a été le premier investisseur en Côte d’Ivoire en 2016 avec un apport en capital estimé à 213 millions de dollars. Il a devancé la France, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la Chine. La question est la même que celle posée aux investissements français, états-uniens…Quelle est la perspective de ces investissements marocains ? Sous-développer ou contribuer à sortir du sous-développement ? Le Maroc, dont le roi Mohamed V voulait avec l’UE « plus que l’Association et moins que l’Adhésion », a-t-il comme ambition de jouer les rôles d’un Cuba, d’un Vénézuela ou d’une Bolivie en Afrique en général et dans la CEDEAO en particulier ? Sa volonté politique est-elle d’être une locomotive qui tire une région hors du néo colonialisme, de l’impérialisme ou est-elle plutôt de chercher sa part dans la rapine dont l’Afrique de l’Ouest est victime ?
Comment ce Maroc qui continue à opprimer en République Arabe et Démocratique de Sarahouie peut-elle nous convaincre qu’il est venu pour relever et non rabaisser ? Rien ne permet de dire que Rabat veut occuper la place qu’occupât Alger aux lendemains des indépendances : la Mecque d’une autre Afrique. Si l’Union européenne avait accepté l’adhésion du Maroc en son sein, le royaume chérifien serait aujourd’hui parmi les oppresseurs des ACP avec les accords de partenariat économique (APE). Justement, ne devons-nous pas questionner l’attitude du Maroc ? Son vœu d’adhérer à l’UE et sa demande d’adhésion à la CEDEAO ne servent-elles pas quant au fond les mêmes desseins ? Que signifie pour les pays de la CEDEAO le « statut avancé » obtenu de l’UE par le Maroc en octobre 2008 et sa participation à plusieurs agences de l’Union européenne ? Que signifie pour les pays de la CEDEAO la présence de 36 des groupes du CAC 40 et de 750 entreprises françaises au Maroc (2013) ? Ne nous méprenons pas. Ceux qui promeuvent les APE et la ZLEC ne peuvent pas avoir de problème avec l’adhésion néo libérale du Maroc, de la Tunisie…à la CEDEAO. C’est une question de logique. Mais également, celles et ceux qui ne sont contre aucun peuple mais sont des anti impérialistes conséquents et qui sont contre le néolibéralisme que charrient APE et ZLEC ne peuvent le tolérer pour le Maroc, le Tchad ou la Tunisie. C’est une question de principe. Il est clair qu’à partir de là, ce n’est pas le Maroc, la Tunisie…les dangers. C’est plutôt le libre-échange. Le danger c’est de mettre en avant concurrence et compétitivité auxquels nous pensons qu’il faut substituer par la solidarité et la complémentarité.
Que faire ? Pour terminer et non conclure, il faut exiger : 1-la suspension des processus d’adhésion à la CEDEAO 2-la publication des études d’impacts de toute demande d’adhésion à la CEDEAO 3-des consultations nationales et démocratiques 4-la saisine des parlements nationaux de la CEDEAO pour ratification Si nous devons nous battre c’est contre le libre-échange. Les impacts de l’adhésion du Maroc ou de tout autre pays à la CEDEAO sur une base libre-échangiste ne devraient pas être appréciés isolément de l’APE et de la ZLEC. Si rien n’est fait, de nouvelles pertes de recettes douanières vont s’ajouter à d’autres pertes de recettes douanières. De nouveaux détournements de commerce vont s’ajouter à d’anciens détournements de commerce.
L’Afrique n’a pas le choix entre libre-échange avec le reste du monde contre elle ou libre-échange avec elle-même « contre le reste du monde ». Entre la solidarité et la complémentarité il y a une nouvelle Afrique à frayer. Une nouvelle Afrique dans un nouveau monde. Aucun peule ne doit être la chaise anglaise, turque, françafricaine, eurafricaine, marocaine… d’une oligarchie. Et peu important la nationalité, la religion, la couleur de la peau, de cette oligarchie ou le nombre de kilomètres la séparant de ce peuple. Les peuples n’ont pas pour tout choix de chevaucher ou d’être chevauché. Et c’est là où, notamment, nous sommes dans une totale divergence avec des agents du ministère du commerce et d’avec ce qui est la politique du gouvernement du Sénégal. « Les Etats n’ont que des intérêts. Ils n’ont pas d’amis ».
Les premiers à avoir résumé leur vision dans cette phrase étaient des membres des oligarchies. « Les idées dominantes d’une époque… » a fait le reste et tout le monde répète cette « vérité » oligarchique. Cette vision de l’Etat est celle d’une classe sociale qui opprime la majorité pour ces intérêts et donc qui voit l’Etat à son image celle d’un moyen d’oppression des autres Etats donc des autres peuples pour ses intérêts. A cette vision fait face une autre, celle de paix, de bien-être général, de solidarité…dont les Etats sont au service.
Dakar, le 13 décembre 2017