Depuis quelques semaines, tous les yeux sont rivés sur la course effrénée des laboratoires pour trouver un vaccin contre le Covid-19. Mais, en arrière-plan, se joue une autre course, celle de l’accès aux doses. Car même si aucun vaccin n’est encore disponible, certains pays se sont déjà empressés de passer commande, pour être les premiers à en disposer quand ils seront sur le marché.
Au total, 6,8 milliards de doses de vaccins potentiels ont déjà été achetées, selon les données recensées par un centre de recherche américain, rattaché à l’Université Duke en Caroline du Nord. Sans oublier les 2,8 milliards supplémentaires qui sont soit en cours de négociation, soit réservées en sus.
Force est de constater que ces achats anticipés, qui permettent à l’industrie pharmaceutique de financer ses essais, sont en grande partie réalisés par les pays à revenus élevés. Les États-Unis, l’Union européenne, le Royaume-Uni, le Canada ou encore le Japon ont signé des accords directs avec les fabricants pour être les premiers servis (3,7 milliards de doses confirmées au total).
« Le nationalisme vaccinal » encore prédominant
Quelques pays à revenus moyens arrivent à tirer leur épingle du jeu en négociant d’importants accords directs avec les laboratoires car, comme le précise l’étude, ils disposent soit « de capacités de fabrication » de vaccins, soit « de l’infrastructure nécessaire pour accueillir des essais cliniques ». C’est le cas de l’Inde, dont l’institut du sérum s’est engagé à distribuer la moitié des doses produites. L’Indonésie s’est, elle, associée aux laboratoires chinois. Quant au Brésil, il est partenaire des essais menés par l’université d’Oxford. Au total, ils ont mis la main sur quelque 2,4 milliards de doses.
Dans cette ruée sur les vaccins, l’étude n’a recensé aucun accord direct entre les laboratoires et les pays dits pauvres, qui illustre l’inégalité en matière de santé mondiale et le nationalisme vaccinal encore prédominant.
Un constat qui n’a, certes, rien de nouveau. Lors de la pandémie de « grippe porcine » de 2009, l’utilisation de ce type d’accords était si répandue que la majorité des fabricants de vaccins ont déclaré qu’ils n’étaient pas en mesure de fournir 10 % du stock de vaccins aux agences des Nations unies.
« La seule manière de s’en sortir est d’apporter une réponse collective »
« L’approche des pays à protéger leur population peut sembler légitime, mais dans une pandémie mondiale comme celle du Covid-19, la seule manière de s’en sortir est d’apporter une réponse collective », estime Robin Guittard, porte-parole d’Oxfam France, interrogé par France 24. « Sinon, à ce rythme-là, les deux-tiers de la population mondiale n’auront pas accès aux vaccins avant 2022 ». Face à cette crainte, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), mais aussi les dirigeants du monde entier, réunis vendredi à l’occasion de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ont aussi plaidé pour que les vaccins soient distribués équitablement dans le monde entier.
« Nous ne reculerons devant aucun effort pour assurer l’accès abordable et équitable (aux vaccins, tests et traitements) de tous », ont-ils écrit dans leur déclaration finale.
Vacciner au moins 20 % de la population
Un fonds commun a également été créé par l’OMS en collaboration avec l’Alliance du vaccin (Gavi) et la Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies (Cepi). L’initiative, qui s’intitule Covax, repose sur un mécanisme de financement, vise à garantir la livraison de deux milliards de doses de vaccins, afin que les quelque 160 pays signataires puissent vacciner au moins 20 % de leur population.
Sur ce stock, un milliard est destiné à 92 pays à revenus faibles et moyens, qui regroupent la moitié de la population mondiale. Les vaccins ne coûteront rien ou presque à ces pays. L’autre milliard est destiné à 75 pays plus riches, qui paieront leurs propres doses.
Covax a déjà passé quelques commandes pour neuf candidats-vaccins (plus de 600 millions de doses), comme celui de la société pharmaceutique britannique AstraZeneca. Mais il manque toujours 3,8 milliards d’euros au budget à la Gavi. L’Allemagne s’est engagée à verser 500 millions d’euros.
Pour l’heure, Covax mène des négociations avec Pfizer/BioNtech et Moderna, mais la question du stock pose problème. Selon le Center for Global Development, 1,1 milliard des doses de l’alliance germano-américaine sont déjà réservées par les pays riches sur une production totale annoncée de 1,3 milliard de doses l’an prochain.
Transférer les surplus de stocks
Certains pays ont tellement multiplié les commandes qu’ils pourraient bénéficier de surplus de stocks. C’est le cas du Canada, qui a acheté suffisamment pour vacciner sa population cinq fois, ainsi que l’Union européenne (UE) qui a réservé deux fois plus de doses qu’elle ne compte d’habitants.
Face au problème de l’offre, le Cepi est en train de négocier avec les pays à revenus élevés pour s’assurer qu’une fois qu’un certain pourcentage de leur population a été vacciné, une partie des surplus soit transférée à Covax.
Les ONG craignent que le partage des stock anticipés ne repose pas sur des critères égalitaires, ce qui laisse craindre que les populations les plus pauvres seraient encore perdantes. « On risque de tomber dans une approche à deux vitesses avec les pays riches qui vont se garder les meilleurs vaccins en termes d’efficacité et de sécurité et laisser ce qui reste aux autres », prévoit Robin Guittard.
« Mutualiser les brevets »
À l’image d’autres ONG, Oxfam estime qu’il faut faire plus pour garantir l’accès mondial aux futurs vaccins. L’ONG a exhorté les sociétés pharmaceutiques à partager des informations via le pool d’accès à la technologie Covid-19 de l’OMS. « Tous les fabricants de vaccins et les sociétés pharmaceutiques devraient mutualiser les brevets pour permettre d’en produire plus », plaide Robin Guittard, qui rappelle qu’ « aucune entreprise pharmaceutique n’est en mesure d’assurer la capacité de production à l’échelle mondiale ».
Pour augmenter la production de vaccins, les gouvernements indien et sud-africain ont appelé l’OMC, vendredi, à alléger la règlementation pour lever temporairement la protection de la propriété intellectuelle et des procédés industriels. Ainsi, des fabricants de génériques pourraient à leur tour produire des vaccins « jusqu’à ce que la majeure partie de la population mondiale soit immunisée contre le Covid-19 ».
Mais l’opposition de l’UE sur ce point suscite l’indignation d’Oxfam. Surtout quand les leaders réunis le lendemain au G20 plaident pour un accès équitable au vaccin. Robin Guittard dénonce le double discours des dirigeants européens qui appellent à faire du vaccin un « bien public mondial » tout en entretenant la course aux vaccins.