Entretien avec l’ancienne secrétaire d’État devenue la directrice Afrique de l’Atlantic Council.
Jeune Afrique : Aux États-Unis, le policier américain Derek Chauvin a été reconnu coupable du meurtre de George Floyd. Y aura-t-il un avant et un après ?
Rama Yade : Ce procès a fait la une de tous les médias. La NAACP [Association nationale pour la promotion des gens de couleur] s’est mobilisée, le Black Caucus aussi. Dans les rues de Washington où je vis, les maisons continuent d’arborer des affiches « Black Lives Matter ». La mort de Georges Floyd a touché le nerf de l’identité américaine. Plus rien ne sera comme avant.
En France en revanche, un tel procès n’aurait pas été envisageable. On croit encore à cette fiction d’une société color-blind, alors que les discriminations au logement et à l’emploi sont nombreuses et que peu de choses ont changé depuis que j’ai démarré en politique, il y a quatorze ans.
Comprenez-vous qu’en France, certains veuillent organiser des réunions non mixtes pour discuter de ces sujets ?
Je comprends ce besoin, je connais le confort chaleureux de la communauté. Être entre soi, partager les mêmes expériences, ne plus être une minorité pour une fois, ne pas prendre le risque de subir le regard d’autrui qui n’est pas toujours bienveillant, qui est même parfois raciste, cela fait un bien fou !
Pour autant, j’aime trop l’humanité pour m’enfermer dans une case. Il faut encourager l’échange et la découverte de l’autre. Toutefois, plutôt que de vilipender ceux qui sont tentés par ces réunions non mixtes, essayons de comprendre et de mener enfin une action efficace contre les discriminations et le racisme. Ces réunions disparaîtront alors comme elles sont arrivées !
« Souvenez-vous de l’époque où l’écrivain James Baldwin venait se réfugier à Paris
Certains problèmes ne découlent-ils pas de la cancel culture, cette culture de la dénonciation très en vogue aux États-Unis ?
La France n’a pas attendu l’Amérique pour avoir des problèmes avec une partie de ses enfants. C’est l’affaiblissement de l’idéal républicain qui est à l’origine de cette décomposition. Mais ce n’est pas une fatalité. Souvenez-vous de l’époque où l’écrivain James Baldwin et d’autres Africains-Américains venaient se réfugier à Paris pour fuir les discriminations dans leur pays !
« L’Afrique, c’est la Chine de demain
Que pensez-vous de la manière dont le président Emmanuel Macron conçoit la relation Afrique-France ?
On verra bien. Certes, toute l’Afrique n’est pas sortie du « pré carré », mais il y a un mouvement de fond, une dynamique qui entraîne le continent vers son singulier destin d’autonomie. Il sort des marges où certains ont voulu le confiner pour regagner sa place, au centre de tout. Dans vingt ans, un terrien sur quatre sera africain. L’Afrique, c’est la Chine de demain. Elle construit la plus grande zone de libre-échange au monde. On lui parle de l’eco, mais elle veut sauter cette étape des monnaies physiques pour passer directement à la crypto-monnaie grâce à l’incroyable essor de son économie digitale.
Et quid de la politique africaine des États-Unis?
Il y a un changement de ton très appréciable, comme on a pu le noter dans le message que le président Biden a adressé aux chefs d’État qui participaient au dernier sommet de l’Union africaine. Je suis par ailleurs frappée par le nombre d’Africains dans son cabinet : pas seulement des Africains-Américains comme Linda Thomas-Greenfield [ambassadrice à l’ONU] ou Lloyd Austin [secrétaire à la Défense]. Je parle de ces fils et filles de Nigérians qui ont été nommés, comme Wally Adeyemo au Trésor. Biden avait même un programme à destination des Africains d’Amérique. Cette Amérique-là est incroyable !
Maintenant, il va falloir passer de l’America First de Trump, pour lequel 75 millions d’Américains ont voté, à l’America is Back – sous-entendu « dans le monde ». Cela ne sera pas facile et l’Afrique elle-même ne se laissera pas aisément approcher. Les Africains ont changé, les économies du continent se sont révélées plus résilientes que les autres… C’est intéressant. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut associer le quart de l’humanité à la recherche des solutions face aux défis globaux. Et que si l’Afrique va mieux, le monde ira mieux.