Les autorités mozambicaines ont déploré plusieurs dizaines de morts dont des civils lors de cette offensive revendiquée le 29 mars dernier par l’organisation État Islamique au nom de sa province en Afrique Centrale.
Plus d’une semaine après, le monde se pose encore des questions sur le groupe qui a mené cette action d’envergure qui a obligé le géant français des hydrocarbures à surseoir à la reprise de ses activités au site d’Afungi. La veille de l’assaut jihadiste, Total avait annoncé la reprise des travaux au même site où il détient 26,5% des actions. Le projet, renseigne France24 lu à Dakaractu, est le premier développement à terre d’une usine à gaz naturel liquéfié (GNL) du pays. Il comprend le développement de deux champs et la construction de deux trains de liquéfaction d’une capacité totale de 13,1 millions de tonnes par an, poursuit le média international. Les jihadistes ont ainsi retardé le début de l’exploitation du gaz qui était prévu en 2024. En réalité, que sait-on de ce groupe ?
Pour percer le mystère, Dakaractu s’est entretenu avec un spécialiste des mouvements jihadistes et un universitaire qui a pratiqué le Mozambique depuis une trentaine d’années.
« Le groupe s’appelle « Al Shabab », à ne pas confondre avec les shebabs de la Somalie et il dérive (dans une dynamique assez similaire au nord du Nigeria) d’une secte religieuse qui s’est développée dans les années 2010 », confie à Dakaractu Eric Morier-Genoud, professeur d’histoire africaine à la Queen’s University de Belfast, en Irlande du nord. Spécialiste des mouvements jihadistes et des stratégies militaires de l’Organisation État Islamique, l’historien Matteo Puxton ajoute que le groupe opère dans la province du Cabo Delgado, au Nord du Mozambique, à la frontière avec la Tanzanie, où il détient probablement aussi des bases arrières.
Des origines des « Shebabs » à l’insurrection armée
À leur début, les « Shababs » n’étaient pas un groupe armé. Cependant, ils se sont fait remarquer par la singularité de leur pratique de l’Islam dans une province où le Wahabisme et le Soufisme étaient les courants les plus en vue. « Les origines de la secte des Al Shabab est assez nébuleuse, mais on a des traces en 2007 déjà dans le sud de la Province de Cabo Delgado. Les premiers Sheikhs de la secte étaient très hétérodoxes, ne priant que trois fois par jour, avec des chaussures dans les mosquées, avec un bandana plutôt que le traditionnel kofio (kéfié, ndlr) etc », clarifie le Professeur Eric Morier-Genoud.
C’était assez suffisant pour générer des conflits et c’est ainsi que le groupe s’est mis à la marge de la société refusant tout contact avec l’État, les écoles, les hôpitaux, la police et les tribunaux. Mais il n’en demeure pas moins, selon le Pr Morier-Genoud, que les plus gros conflits étaient toutefois avec les soufis et les wahabi qui s’installaient dans la zone à cette époque. Au gré de ses évolutions et des persécutions dont elle fait l’objet dans quelques districts de la province du Cabo Delgado, les Shababs à qui ont aurait refusé le nom de Ahlu Sunna Wal Jama’a, ont confirmé leur présence en 2016 dans 5 districts de l’une des 11 provinces du Mozambique. Dans la foulée, ils sont annoncés à Mocimboa da Praia, où, avance Matteo Puxton plus connu sur Twitter sous le pseudonyme Historicoblog4, elle construit plusieurs mosquées.
Mais l’attaque qui a vraiment sorti le groupe de l’anonymat date du 5 octobre 2017. Dirigée contre la police, elle est menée par des éléments des Shebabs installés à Mocimboa da Praia. Il s’agissait pour les islamistes, souligne Matteo Puxton, « d’affaiblir les forces de sécurité en vue d’imposer leur interprétation de l’Islam et de la charia ».
Si le facteur religieux n’est pas pour rien dans la radicalisation du groupe, le spécialiste des groupes jihadistes précise que le basculement s’est opéré dans une province parmi les plus pauvres du pays, divisée entre les groupes chrétiens et musulmans éclatés entre ethnies, pouvoirs politiques, économiques et sociaux. « Les Makua et les Mwani, musulmans et majoritaires dans la province, installés sur la côte, s’opposent aux Makonde chrétiens de l’intérieur. Les premiers ont plutôt soutenu le parti Renamo alors que les seconds sont des fidèles du Frelimo, le parti au pouvoir. Les tensions sont aussi dues aux nombreux trafics illégaux sur les ressources naturelles dans la province, à l’immigration en provenance de pays voisins. Les musulmans eux-mêmes se déchirent avec l’apparition d’institutions wahhabites, tandis que de nouvelles organisations chrétiennes tentent de convertir les Makua et les Mwani », met en relief Matteo Puxton, relevant que la genèse du groupe découle de plusieurs facteurs.
L’assaut de la semaine dernière est l’œuvre d’une centaine d’hommes. Ce qui pose le débat du nombre de recrues qui pivotent autour de cette organisation, mais sur les nationalités qu’elle a attirées dans ses rangs. « Le groupe est essentiellement composé de Mozambicains, de personnes originaires du Cabo Delgado », répond Matteo Puxton qui rappelle que « c’était déjà le cas en 2017 ». Il est conforté dans cette position par les documents produits par le groupe de manière autonome ou à travers l’État Islamique auquel il est affilié depuis 2019. Des étrangers, notamment des Tanzaniens auraient rejoint le groupe en raison de la proximité mais aussi du fait que ce pays frontalier est utilisé comme base arrière.
Mettre au point une stratégie de guérilla à même de paralyser une ville de 70 000 habitants pendant au moins 72 heures voire plusieurs jours implique une coordination assurée par un chef aux ordres de qui se soumet le reste de la troupe. Pourtant, les Shebabs sont connus pour entretenir le flou sur l’identité de leur leader. C’est le constat fait par l’historien Matteo Puxton.
« L’Etat Islamique lui-même n’a jamais nommé ou montré dans ses images un chef pour cette branche de sa province Afrique centrale, contrairement à l’autre, celle en République Démocratique du Congo, où Musa Baluku, le chef des ADF, est lui apparu dans plusieurs documents images de l’EI, comme cela a été confirmé par un récent rapport de spécialistes », concède le spécialiste des stratégies militaires de l’EI. De leur côté, les américains mettent ce groupe sous les ordres d’un certain Abou Yassir Hassan alors qu’ils l’inscrivaient au même titre que son frère des ADF sur la liste des organisations terroristes.
Les liens avec l’État Islamique
Malgré ce qui ressemble à une officialisation de la montée en puissance des « shebabs » mozambicains par les États-Unis, leurs liens avec l’organisation État Islamique sont encore au cœur d’une polémique. « Les liens entre les « Shebab et l’État Islamique sont avérés, et ce serait à mon avis une grossière erreur que de les minimiser, tout comme il ne faut pas les exagérer », tranche Matteo Puxton.
Pour prouver l’existence de liens entre les deux groupes, il convoque la mention « province Afrique centrale » de l’Etat islamique dans une communication du défunt émir de l’État Islamique, Abou Bakr al Baghdadi en août 2018. « On ne saura ce qu’elle recouvre qu’en 2019 : en avril, un premier communiqué de cette province mentionne la RDC et le Nord-Kivu, la zone d’opérations des ADF. Puis en juin, c’est le tour du Cabo Delgado au
Mozambique. Les revendications sont bientôt suivies d’images.
Au départ, c’est plutôt la RDC qui domine dans la propagande EI entre les 2 branches, et ce jusqu’à la fin de l’été 2019. Ensuite, c’est très nettement le Mozambique qui prend le pas et ce jusqu’à l’été 2020, moment où la RDC repasse de nouveau au premier plan. Entre-temps, en juillet 2019, dans la série des vidéos de toutes les provinces de l’EI prêtant allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, une vidéo longue a pour théâtre la province Afrique centrale. Elle contient surtout une séquence assez développée en RDC, mais à la fin, on voit les combattants du Cabo Delgado faire la ba’yah (allégeance) à Baghdadi. On ne peut donc nier ce lien d’allégeance ni l’incorporation des Shebab dans la propagande du groupe État Islamique, ce qui leur offre d’ailleurs beaucoup plus de visibilité. Comme en RDC, il est d’ailleurs très probable que l’allégeance ait eu lieu bien avant ce qui est montré en juillet 2019, sans doute en 2018. Depuis, les communiqués et les images n’ont pas cessé. Le Mozambique a même fait une fois la une de l’hebdomadaire al-Naba de l’EI en avril 2020 », détaille le spécialiste qui remarque un silence inexplicable entre le 1er 2020 et le 29 mars 2021 sur le Mozambique.
Signe du retour de la filiale mozambicaine dans la propagande de l’État Islamique, l’attaque de Palma occupe la couverture de l’hebdomadaire Al Naba paru le 1er avril.
Tout comme Matteo Puxton, Eric Morier-Genoud est convaincu de l’existence d’un lien entre les deux organisations mais à son avis, cette collaboration est principalement immatérielle. En clair, l’État Islamique se contenterait pour l’heure de vulgariser les actions des Shebabs en plus de leur dispenser des conseils. Cette thèse est aussi défendue par Historicoblog4 qui l’explique par le développement de capacités indiquant qu’ils ont reçu des conseils voire des apports de l’EI. « Le butin matériel pris sur les forces de sécurité s’accroît dans des proportions inquiétantes (entre juin 2019 et août 2020, et l’EI n’a pas tout montré à mon avis : plus de 110 fusils d’assaut, 15 mitrailleuses ou fusils-mitrailleurs, plus de 20 lance-roquettes, au moins 1 mitrailleuse lourde, 2 lance-grenades, 3 mortiers, sans parler de 2 véhicules blindés et de quantités de munitions). Les djihadistes commencent à revêtir des tenues militaires pour mieux surprendre les soldats, infiltrer les positions adverses et aussi commencer un début de standardisation de l’équipement. Comme on l’a encore vu dans les documents diffusés lundi 29 mars, ils portent des bandanas rouges sur la tête pour s’identifier sur le champ de bataille : les combattants de l’EIGS (État Islamique dans le Grand Sahara, ndlr) le font aussi, et d’autres branches de l’EI l’ont fait par le passé (au Sinaï, en Afghanistan, mais aussi les combattants en Syrie, etc).
Les attaques deviennent de plus en plus complexes : en 2019 les Shebab s’attaquent surtout aux villages et aux soldats et à leurs postes. En 2020, ils commencent à investir les villes de la côte, avec des schémas d’attaques complexes : infiltration préalable en utilisant les possibilités offertes par les nombreux déplacés, attaques sur plusieurs axes dont souvent un de diversion pour détourner l’attention des défenseurs, assauts comprenant parfois une capacité amphibie avec des embarcations, tirs de mortiers et de mitrailleuses lourdes. Cette montée en puissance n’aurait à mon avis pas pu se faire sans le soutien à distance de l’EI », illustre le spécialiste Matteo Puxton.
Ce retour spectaculaire des islamistes mozambicains au devant de la scène internationale à la faveur de l’attaque de Palma risque de leur donner des ailes, surtout qu’en face, la réponse n’est pas solide. Preuve de cet état de fait, la ville côtière n’est à ce jour reprise par les forces de sécurité. Refusant de voir la réalité en face, les autorités mozambicaines ont voulu montrer à la face du monde que la situation était sous contrôle au point d’exposer des journalistes à des tirs nourris de « l’ennemi » lors d’une visite guidée dans la ville de Palma. Finalement, les journalistes dont des correspondants de médias internationaux ont été transportés sine die à Afungi où se trouve le site d’exploitation du groupe Total.
Le professeur Morier-Genoud constate pour sa part que le Gouvernement est à l’offensive pour reprendre le contrôle sur cette ville. « Mais les combats ont repris en fin de journée (31 mars) et ont continué jeudi 1er avril. De fait reprendre le contrôle total de la ville de Palma et la sécuriser prendra du temps », prévient le chercheur suisse qui a consacré une étude sur le mouvement insurrectionnel dirigé par la secte des Shebabs. En août 2020, le même groupe s’était déjà emparé du port gazier de Mocimboa da Praia.
Sommeil profond de la communauté internationale
L’attaque de Palma a le mérite de réveiller la communauté internationale de son sommeil profond sur la situation sécuritaire précaire qui a prévalu dans cette région du monde depuis trois ans. Mais il ne faudrait pas exulter très tôt, semble tempérer le Professeur Eric Morier-Genoud. « La communauté internationale est choquée par les morts étrangers, inquiète pour le mégaprojet de gaz qui est en construction à 10 kilomètres de Palma (le plus gros investissement actuel sur le continent) « relativise le chercheur qui ajoute à ces inquiétudes des grands de ce monde l’expansion de l’EI en Afrique de l’Est. L’Union africaine (UA) a appelé à une action régionale et internationale urgente.
Matteo Puxton estime que le conflit, qui a fait 2600 morts, dont plus de la moitié de civils, selon l’ONG Acled, a été minimisé par le passé. Il convient d’y ajouter les élucubrations de pseudo-spécialistes qui ne reconnaissaient pas les liens entre le groupe à l’œuvre à Palma et l’Organisation État Islamique. Un déni dans lequel ont même nagé des experts de l’Onu, au moment où les États-Unis ont pris la pleine mesure de la menace en inscrivant la Province de l’État Islamique en Afrique centrale sur la liste des organisations terroristes. La France quant à elle, ne s’est inquiétée que lorsqu’elle a réalisé que les jihadistes étaient une menace pour les investissements de Total dans la région. Une menace dont on ne sait pour l’heure que la partie qui nous a été montrée. Matteo Puxton ne serait pas surpris que l’État Islamique « conserve sciemment de nombreuses images envoyées par les Shebab pour monter en temps utile pour lui une vidéo longue conséquente qui retraçait tous les débuts de la branche ». « C’est ce qu’il a fait pour l’EIGS en janvier 2020… », exhume-t-il