La promesse paraissait (quasi) intenable. La ministre ne l’a pas tenue. Rappelez-vous : Agnès Buzyn, titulaire du portefeuille de la Santé, a certifié, au moment de sa nomination, qu’elle se déporterait de tout dossier concernant l’Institut national et de la recherche médicale (Inserm), dirigé par son conjoint, Yves Lévy. Le 29 mai dernier un décret, co-signé par Edouard Philippe et par Agnès Buzyn, est même venu consacrer cette situation, censée éviter tout conflit d’intérêts au sommet de la chaîne médicale. « La ministre des solidarités et de la santé ne connaît pas des actes de toute nature relatifs à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale. (…) les attributions correspondantes sont exercées par le Premier ministre« , dispose le texte. Une ministre de la Santé qui évite de s’occuper du principal organe de recherche médicale en France, cela promettait quelques casse-têtes administratifs. En réalité, cette belle idée s’est vite fracassée sur la réalité pratique.
Le statut des IHU au coeur du problème
Les IHU ont été créés en 2010, sous Nicolas Sarkozy et sur conseil de Jacques Attali, Alain Juppé et Michel Rocard , afin de stimuler la recherche médicale, alors moribonde en France. L’objectif était de créer des centres de recherche de haut niveau échappant aux pesanteurs des structures existantes. Pour ce faire, ils bénéficient depuis leur création du statut de « fondation » indépendante. Celui-là même qui est justement remis en cause par la décision ministérielle pour les nouveaux IHU. Ce statut constitue pourtant une grande chance pour Didier Raoult, le patron de l’IHU de Marseille, interrogé par Marianne : « Les IHU sont une réussite internationalement reconnue, avant tout car nous avons une souplesse de fonctionnement. Quand nous avons besoin d’un chercheur dans un domaine précis, nous pouvons le recruter rapidement. C’est très précieux. »
Or, ce statut est discuté depuis plusieurs années en ce qu’il pose des questions sur la viabilité du modèle économique et les liens avec les institutions partenaires de l’IHU. Yves Levy est un des plus fervents contempteurs du modèle « fondation ». Dans son édition de ce mercredi 11 octobre, Le Canard enchaîné révèle que le patron de l’Inserm a envoyé le 9 septembre une note aux équipes candidates, dans laquelle il prône le remplacement du statut de fondation par un simple « contrat ». Celui-ci pourrait notamment prendre la forme d’un groupement d’intérêt public. La différence entre les deux statuts ? Le statut de fondation permet aux IHU de prendre des décisions rapidement, après consultation de leur conseil d’administration. Dans les groupements d’intérêt public (GIP), chaque institution partenaire dispose d’un droit de regard sur les décisions de l’IHU. Or, l’Inserm est partenaire et membre fondateur de cinq des six premiers IHU.
Dans ceux-ci, l’Institut met à disposition ses chercheurs, certains de ses laboratoires, et participe aux conseils d’administration. Sans avoir de droit de veto. Il y a aussi un enjeu en terme de brevets. Les IHU ne pouvant être en déficit, les brevets qu’ils déposent et vendent à des grandes entreprises participent à leur modèle économique. Au sein d’un GIP, la répartition de la manne devra être renégociée, devenant potentiellement plus favorable à une institution comme l’Inserm.
« Un enjeu d’autorité pour Yves Lévy »
Plusieurs connaisseurs du dossier voient en outre dans cette bataille en milieu stérile un pur enjeu de pouvoir interne. Didier Raoult estime ainsi auprès de Marianne que le patron de l’Inserm vise surtout à asseoir son autorité.« Les IHU sont un enjeu d’autorité et de territoire pour Yves Lévy. Il voudrait les diriger depuis Paris », maugrée-t-il. « Yves Lévy a toujours voulu la peau des IHU, c’est un enjeu de pouvoir », a raillé un ancien ministre auprès du Canard.
Le 6 octobre, le président du jury international pour les nouveaux IHU a lui démissionné de son poste… en tenant peu ou prou le même discours. Le professeur suisse Richard Frackowiack, ponte de la neurologie, a fait part de son désappointement à l’APM, une agence de presse spécialisée dans l’information santé : « Je suis forcé de démissionner. L’indépendance du jury est rejetée, la gouvernance sur la base d’une fondation est rejetée, [ainsi que] les compromis qui essaient d’être constructifs. »
L’agence rapporte encore que « ce mode de gouvernance permettait une bonne coordination entre les différents acteurs de la recherche impliqués dans les projets, et autorisait la bonne autonomie de ces projets », selon le professeur. Lui aussi voit la main d’Yves Lévy derrière cette décision : « Cette autonomie était vue d’un mauvais œil par le directeur de l’Inserm », a-t-il confié à l’APM. Autrement dit, en imposant une gouvernance « sans fondation support », les ministres de la Santé et de l’Enseignement supérieur ont pris une décision qui arrange bien le mari de la première, Agnès Buzyn.
Position intenable
Interrogé par le Canard, le cabinet d’Agnès Buzyn réfute tout conflit d’intérêts, arguant que cette décision ne concernait pas directement l’Inserm : « Le dossier des IHU est plus large que celui de l’Inserm, et la ministre de la Santé était forcément impliquée ». Ce raisonnement, juste par ailleurs, montre toute la difficulté pour la ministre de concilier ses liens privés et son activité gouvernementale. Si le dossier des IHU ne concerne pas au premier chef l’Inserm, force est de constater que l’Institut présidé par Yves Lévy avait tout à la fois un intérêt dans l’affaire et une position bien tranchée sur le sujet. A laquelle se sont rangée les deux ministres…
L’entourage d’Agnès Buzyn fait également observer que ce n’est pas la ministre qui a repris la position de l’Inserm : « La décision a été prise en interministérielle et c’est Matignon qui a porté la position de l’Inserm ». Le hic, c’est que la décision n’a finalement pas été signée par Matignon mais bien par la ministre… Un proche du dossier estime par ailleurs que si Agnès Buzyn n’a pas pesé elle-même dans cet arbitrage, le seul fait qu’Yves Lévy soit le mari de la ministre a renforcé son poids dans la négociation. « Si ça, ce n’est pas du conflit d’intérêts, il ne peut jamais y avoir de conflit d’intérêts », peste cette source. Le genre de soupçon qu’aucun décret ne pourra éteindre. A tort ou à raison.