Trois ans après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, le JDD est allé sur les traces des manifestants qui avaient battu le pavé de la capitale le 11 janvier 2015. Que reste-t-il de l’esprit Charlie?
La Place de la République, un symbole inscrit dans les mémoires
Le 11 janvier 2015, la marche part de la place de la République, noire de monde. Des centaines de personnes se sont réunies au pied de la statue symbolisant la Nation. Sur les pancartes et sur les poitrines des manifestants, des slogans : « Je suis Charlie », « Liberté d’expression », « Marianne est Charlie ». Partout, des drapeaux tricolores. Des familles avec enfants ont fait le déplacement.
Pour l’occasion, un gros dispositif de sécurité a été mis en place. 2.300 policiers sont déployés tout au long du parcours. « Il y avait des voitures de police qui s’éloignaient de la Place de la République. A chaque fois qu’ils passaient en voiture, les gens applaudissaient, parfois, pendant quinze minutes », se souvient Mathilde, trois ans plus tard. A l’époque, l’étudiante en école de théâtre n’avait pas pu atteindre la place de la République, faute de place. « Ce qui m’a le plus marqué, c’est le monde. Les boulevards sont immenses, mais il y avait des gens partout, même sur les trottoirs! »
Trois ans après, place de la République, il ne reste plus rien. Envolés les mots emprunts d’espoir et de liberté, les fleurs et les bougies. De ces inscriptions symboliques, il ne reste que quelques tags, un message « Je t’aime Clémentine », de l’eau stagnante témoin des dernières pluies, quelques détritus. Complètement nettoyée, la statue a retrouvé sa virginité d’antan. Plus de traces des commémorations… et dans les esprits?
Le démarrage du cortège
Il y a trois ans, après une longue attente sur la place bondée, les manifestants se sont dirigés vers le boulevard Voltaire. Delphine, qui habite le quartier, faisait partie du cortège, avec son mari et ses deux enfants. Pour elle, participer à cette marche était une évidence. « Mes parents lisaient Charlie Hebdo, c’était assez familier pour moi. Ces attentats, c’est triste. C’est la liberté muselée. Ça choque dans une démocratie comme la nôtre », s’attriste-t-elle.
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Il y a trois ans, Delphine a manifesté dans les rues de Paris en famille.
(Liane Courté/JDD)
Plus de 50 chefs d’Etat et de gouvernements dans le cortège
Plus loin sur le boulevard se trouve l’endroit où plus de 50 chefs d’Etat et de gouvernement ont défilé en rang serré autour de François Hollande. Parmi eux, l’Italien Matteo Renzi, l’Allemande Angela Merkel, l’Espagnol Mariano Rajoy, le Britannique David Cameron, mais aussi des leaders africains, dont le Malien Ibrahim Boubacar Keïta.
Gaspard Gantzer, alors conseiller en communication de François Hollande, a participé à l’organisation de l’événement. « Nous avons dû organiser, en moins de 48 heures, ce qui est devenu le plus grand rassemblement de chefs d’Etat et de gouvernement depuis la Seconde guerre mondiale, et la plus grande manifestation en France depuis la libération de Paris », se souvient-il.
« Tout a reposé sur les épaules de la cellule diplomatique de l’Elysée et du quai d’Orsay dans son ensemble, qui ont assuré le lien entre toutes les capitales étrangères. C’est un travail diplomatique et de sécurité. La préfecture de police de Paris, le service de protection des hautes personnalités, mais aussi l’ensemble des services du ministère de l’Intérieur ont réalisé une véritable prouesse : ils ont su sécuriser les rues de Paris pour accueillir près de 4 millions de manifestants et plusieurs dizaines de chefs d’Etat et de gouvernement », raconte-t-il encore.
Un moment historique
Les dirigeants observent une minute de silence. La photo de François Hollande, entouré de ses homologues étrangers, bras dessus, bras dessous, les mines graves, demeure. Le moment est bref mais historique. « La démonstration de force exceptionnelle de ce peuple qui se tient debout face à la barbarie et à l’oppression est absolument unique. On n’avait jamais vu un tel rassemblement pour se montrer unis face au terrorisme et pour défendre la liberté », commente Gaspard Gantzer
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Le magasin devant lequel a été prise la photo des chefs d’Etat a changé d’enseigne.
(Liane Courté/JDD)
Pour Fabrice, qui habite depuis plus de 25 ans dans le quartier, la manifestation du 11 janvier reste un « événement qui n’est pas effacé des mémoires ». Pas de la sienne, en tout cas. Pour autant, il conteste l’idée d’un « esprit du 11 janvier » : » Il y a des gens qui ne se sont pas sentis concernés. Il y a eu un consensus, mais pas chez tout le monde. »
Le cortège arrive à son terme
Les rues sont remplies à craquer, les manifestants font du sur-place. « Il y a des moments où les gens chantaient la Marseillaise. Je ne suis pas franchement patriote, mais ça faisait des frissons. Je n’avais jamais ressenti ça avant, cette impression de faire partie d’un tout, de la Nation, et de ne plus être importante en tant qu’individu. C’était notre mouvement de résistance à nous, d’être dans la rue, d’être en bas. C’était une manière de dire ‘J’arrêterai jamais de penser et de dire ce que je pense, même si on me fait peur' », raconte Mathilde.
Le crayon guidant le peuple
En fin d’après-midi, les manifestants parviennent enfin à place de la Nation. La marche républicaine arrive à son terme. Martin Argyroglo, jeune photographe indépendant, prend une photo qui va bientôt faire le tour du monde. Le cliché aura même un nom : « Le crayon guidant le peuple », référence au célèbre tableau de Delacroix.
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Prise par Martin Argyroglo, cette photo a fait le tour du monde, symbole de la liberté d’expression.
(Liane Courté/JDD)
Une photo qui évoque « une forme de liberté » pour Michèle, retraitée. « Il faut lutter. Ces journalistes ont le droit de s’exprimer, même si ce qu’ils font ne plait pas. Il y a de moins en moins de tolérance dans ce pays. C’est désolant », commente-t-elle. Pour Arnaud, la trentaine, « il y a tous les symboles sur cette photo. C’est un symbole d’espoir. Ce combat pour la liberté d’expression est hyper actuel ».
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La place de la Nation, trois ans après.
(Liane Courté/JDD)
C’est quoi, être Charlie?
Car emprunter de nouveau le parcours de cette manifestation du 11 janvier 2015, c’est évidemment l’occasion de parler de Charlie et de la liberté d’expression. Pour Geneviève, qui habite boulevard Voltaire, « ‘Je suis Charlie’, ça veut dire tout et n’importe quoi. Ça n’a pas de réelle signification. On devrait dire ‘Je suis la liberté d’expression' ». Au contraire, la jeune Kelly considère qu' »être Charlie, c’est être tolérant des opinions des autres. Chacun a ses opinions. On a la chance d’être en France, dans un pays où on n’est pas persécuté pour sa religion. » Son amie Alissa acquiesce : « Se soutenir aussi. Charlie, c’est réunir tout le monde. »
Georges, lui, travaillait dans un kiosque du 20e arrondissement de Paris au moment des attentats de Charlie Hebdo. Depuis juillet 2015, il vend des journaux place de la République. « ‘Je suis Charlie’ a pris une connotation obligatoire. Bien sûr, on est contre ce qu’il s’est passé. Mais il a voulu être imposé à tout le monde. Il faut condamner ces attentats contre ces journalistes qui entravent la liberté d’expression. ‘Je suis Charlie’, oui, si ça signifie qu’on est contre les attentats de Charlie et pour la liberté d’expression », affirme-t-il. Même constat pour Mohamed, dont le kiosque se situe au niveau de la station de métro Oberkampf, boulevard Voltaire : « Oui, je suis toujours Charlie. On est en France, on est libre de dire ce qu’on veut, de faire ce qu’on veut. Etre Charlie, ça veut dire être libre. »
SOURCES: (Liane Courté/JDD)