Bala nga ne naam ne fa. En quelque sorte, vivre d’abord, philosopher après. Cet admirable proverbe, partagé par le wolof et le latin, prend un sens particulier dans la conjoncture actuelle du Sénégal déterminée par la pandémie mondiale de la Covid-19 et par l’instabilité de la sous-région ouest-africaine.
Le proverbe existe aussi certainement en mandinka et en pulaar. Mais cela n’a pas empêché l’organisation de la manifestation monstre du vendredi 4 juin dernier, à l’issue de laquelle des milliers de Maliens ont donné au président IBK un ultimatum pour qu’il quitte le pouvoir. On peut comprendre facilement la colère de ces Maliens, surtout après les conditions proprement scandaleuses d’élection de la nouvelle Assemblée nationale. Mais il faut remarquer quand même que ces personnes rassemblées à la Place de l’indépendance de Bamako ne portaient pas de masque, sans parler du respect de la distanciation physique. La démission d’IBK serait-elle plus importante que la prévention de la maladie ? Protester d’abord, se protéger après ?
Le plus probable est qu’une bonne partie de la population malienne ne croit pas à la gravité de la Covid-19. Au Sénégal aussi, en dépit des efforts de communication consentis par les personnels de santé, cette incertitude persiste. La pandémie, entretenue par des cas communautaires souvent non détectés, n’est-elle pas exagérée par les pouvoirs en place dans le but d’accabler la population ou, pire, de s’enrichir ? Cette méfiance, que j’ai personnellement entendue ces derniers jours de la bouche d’un ingénieur, d’un maître coranique et d’un marchand ambulant, est beaucoup plus répandue qu’on ne le croit. Il faudrait alors relativiser la portée des « sondages » qui font penser le contraire.
Les manifestations de chauffeurs de la semaine dernière expriment également cette suspicion. « Pourquoi nous fatigue-t-on alors qu’il n’y a rien », s’est-on plaint un peu partout. Sans « complotisme » aucun, il faut relever que cette défiance est alimentée par une vigoureuse campagne négationniste menée dans les médias et réseaux sociaux par des personnalités parfois improbables. Les uns veulent sûrement minimiser la prime politique que le pouvoir en place tire forcément d’une crise sanitaire plaçant au second rang les lourds contentieux politiques en cours. Les autres espèrent peut-être qu’un échec de la gestion politique de la crise jetterait les masses d’électeurs dans leurs bras lors des prochaines échéances. D’autres encore jouent simplement aux apprentis-sorciers ou aux maîtres-chanteurs.
Il est vrai qu’une minorité d’inconscients peut se révéler beaucoup plus opérante, par son impact sur la propagation du virus, que la majorité qui tente de l’endiguer en respectant les gestes-barrières. Mais si la pandémie gagne la bataille, elle sera le seul vainqueur. Seront alors également perdants les gouvernants comme les opposants, les non-alignés, les indifférents ou les réfractaires. Si elle est vaincue, tous seront proportionnellement gagnants.
Au cours du procès ayant abouti à sa condamnation à une réclusion criminelle à perpétuité, le président Mamadou Dia s’était fortement réjoui de ce que « le sang sénégalais (n’ait) pas coulé » à l’occasion de la crise politique de décembre 1962. Cette posture de dépassement interpelle aujourd’hui tous les acteurs politiques sénégalais. L’esprit de dépassement, c’est-à-dire la pleine conscience d’enjeux collectifs supérieurs aux convictions et ambitions particulières. Là réside probablement la signification profonde de notre proverbe. Et aussi la clé de la posture paradoxale du premier Maodo qui lui a permis de gagner finalement son combat bien que perdant et déchu au départ.
A l’occasion de la dernière élection présidentielle, le Sénégal a échappé de justesse à une autre crise grave du fait principalement de la forte personnalité de quelques guides religieux. Cette circonstance a activé l’esprit de dépassement des forces vives bien avant l’apparition du coronavirus. Le dialogue national a rassemblé l’essentiel d’entre eux autour d’une même table dans l’objectif de proposer des solutions consensuelles aux principaux contentieux politiques, économiques et sociaux.
La pandémie n’a interrompu le cours du dialogue national que pour mieux souligner son opportunité. Ceci a validé la démarche de la composante majoritaire de l’opposition qui a très tôt théorisé et pratiqué la concertation et la recherche de consensus. De sorte que les quolibets de quelques politiciens tardifs et retardataires demeurent insipides. L’incapacité d’apprécier intelligemment les situations nouvelles et de grandir rapidement à la hauteur des enjeux du jour constitue un handicap majeur pour les responsables politiques du pouvoir comme de l’opposition.
Au-delà de la conjoncture pandémique, l’insécurité grandissante de la sous-région plaide en faveur de la nouvelle démarche politique. L’effondrement de certains États frontaliers, que nombre d’observateurs pronostiquent, aurait un contrecoup direct et durable au Sénégal. L’élargissement des zones de combat aussi. Déjà, des mouvements inquiétants sont signalés près de la commune frontalière de Moussala (Kédougou).
Le dialogue national sénégalais peut être une bonne occasion d’anticiper cette menace aigüe et de lui trouver des antidotes efficaces. À condition toutefois de ne pas subir le sort du dialogue national malien dont l’échec est la cause immédiate de l’aggravation actuelle de la tension politique et sécuritaire.
Prions donc pour que les responsables politiques sénégalais ne commettent pas l’erreur fatale de leurs frères maliens qui n’ont pas su dépasser à temps leurs antagonismes pour préserver l’essentiel : la cohésion nationale, la stabilité et la paix publique. Et qui risquent d’être tous perdants en définitive.
Autant alors se réjouir d’être soupçonnés de tous les péchés d’Israël si cela peut permettre une sécurisation de notre cadre démocratique et l’organisation sereine d’élections transparentes. Au bout du processus, les Sénégalais décideront souverainement de la dévolution du pouvoir. Keroog ku fa ne neel naam.
Mamadou Bamba NDIAYE
Ancien député
Secrétaire général du Mps/Selal