Dakarmidi – Dans le hors-série du » Point » « Textes fondamentaux de la pensée noire » (n° 22, mai 2009), la grande spécialiste disparue le 28 février 2018 à Paris présentait l’auteur de « Nations nègres et culture ».
En 1954, l’historien et égyptologue sénégalais Cheikh Anta Diop (1923-1986) publie Nations nègres et culture, son ouvrage majeur, sous-titré « De l’Antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique d’aujourd’hui ». Il entend y corriger les travaux fondateurs de l’égyptologie en se fondant sur les observations d’historiens grecs comme Hérodote (484-425 av. J.-C.) et Diodore de Sicile (Ier siècle av. J.-C.) dont les travaux ont nourri la connaissance de l’Égypte pendant l’Antiquité et le Moyen Âge, et les travaux de savants oubliés ou marginalisés du XIXe siècle, tel le comte Constantin de Volney (1757-1820).
Ces travaux, il les confronte minutieusement à ceux des vedettes de l’égyptologie, à commencer par Champollion (1790-1832) et Maspero (1847-1916) dont il refuse les thèses. Sa méthode ? Démontrer les erreurs d’interprétation, dénoncer les illogismes et la mauvaise foi. De la même façon, il compare ensuite les travaux des anthropologues et archéologues à ses propres expériences de « terrain » en Afrique sur la statuaire et les peintures des temples, sur les contenus religieux et politiques des documents hiéroglyphiques, sur les structures sociales et le système de parenté, sur les formes de la grammaire et du lexique de l’égyptien ancien.
Il ira jusqu’à analyser l’épiderme et la morphologie des momies conservées au Louvre et au Caire. Sa thèse : les tenants de l’impérialisme occidental ont « blanchi » l’Égypte, et ce à seule fin de mieux dominer les peuples colonisés. Il s’attache ainsi à démontrer que la civilisation grecque a emprunté ses formes et son contenu à la civilisation nègre, en particulier éthiopienne, via l’Égypte antique. Cette thèse, qui prend à rebours l’égyptologie officielle, ne trouva jamais vraiment grâce aux yeux des scientifiques occidentaux.
Une influence considérable
Ayant créé un laboratoire de recherche archéologique à l’université de Dakar, Cheikh Anta Diop est sollicité par l’Unesco pour participer en 1974 à un colloque au Caire sur l’histoire africaine, où sa volonté de faire reconnaître l’Égypte « noire » arrive à convaincre plusieurs collègues. Entre-temps, faute de trouver un jury, sa thèse est devenue un livre, publié dès 1954 par les éditions Présence africaine créées peu de temps auparavant à Paris par le Sénégalais Alioune Diop. Et très rapidement, elle s’est imposée auprès de ses lecteurs d’origine africaine comme la preuve de la capacité des Nègres à créer une grande civilisation : ceux qui n’avaient pas d’histoire écrite, selon les thèses répandues de Hegel, en possédaient désormais une ; et contrairement à ce que disaient les Blancs colonisateurs, la civilisation africaine préexistait aux civilisations européennes. À la veille des indépendances, Nations nègres et culture devint l’étendard d’une révolution culturelle que les Nègres agitaient sous le regard scandalisé d’une puissance coloniale se résignant mal à lâcher ses territoires d’outre-mer.
L’influence de son auteur ne cessa alors de s ‘étendre, notamment aux États-Unis où son œuvre fut traduite et connut une influence considérable dans le milieu intellectuel afro-américain. La pensée de Cheikh Anta Diop a ainsi donné naissance à une nouvelle fierté, mais aussi à une manière différente de traiter l’histoire africaine. Vision polémique et idéologique qui déborde parfois le champ strictement scientifique, mais qui va nourrir la revendication identitaire des Noirs en Afrique comme en Europe et en Amérique.
* Lilyan Kesteloot, a été professeur à l’université de Dakar, elle a publié « Histoire de la littérature négro-africaine » (Karthala, 2001).
Lilyan KESTELOOT* – Le Point