Dakarmidi – Un pied en politique, l’autre dans les affaires… Aliou Sall est devenu la tête de Turc des opposants à son aîné, le chef de l’État, qui l’accusent de prévarication sur fond de népotisme. Enquête. «Alors, qu’est-ce que j’ai encore fait ? » Drapé dans un bazin immaculé et confortablement installé dans son bureau de l’Association des maires du Sénégal (AMS), au premier étage d’une villa de type colonial bordant la place de l’Indépendance, à Dakar, Aliou Sall se plaît à jouer le rôle d’un prévenu convoqué à la barre des flagrants délits par quelque procureur soupçonneux. La presse et l’opposition n’en font-elles pas leurs choux gras, l’accusant régulièrement de tirer profit de sa naissance pour s’enrichir frauduleusement ? « Aliou Sall symbolise le népotisme », lui décochait récemment l’opposant Mame Adama Guèye.
Diabolisé
À 47 ans, Aliou Sall est tout à la fois le maire de Guédiawaye (une commune électoralement stratégique de la banlieue dakaroise), le président de l’AMS et un consultant au lourd carnet d’adresses, prisé par diverses entreprises désireuses de s’implanter dans le pays. Pourtant, nombreux sont ceux qui réduisent son CV à une unique référence : frère cadet du président Macky Sall. Si huit années les séparent, bien des choses les rassemblent, outre une ressemblance physique évidente. Une enfance et une adolescence passées à Fatick, dans le Sine-Saloum.
Une idylle précoce – et durable, pour Aliou – avec la mouvance maoïste, incarnée à l’époque par And-Jëf, le parti de Landing Savané. Des études plus qu’honorables, rectilignes pour Macky, le géologue et géophysicien, plus sinueuses pour Aliou, le journaliste engagé devenu énarque après s’être frotté aussi bien à l’action sociale qu’à la gestion financière. Et une écharpe de maire, endossée à quelques années d’écart – à Fatick pour l’aîné, à Guédiawaye pour le cadet. Malgré le sacre de Macky Sall, en mars 2012, Aliou Sall est amer : « On diabolise sa gouvernance à travers ma personne », résume-t‑il.
Depuis 2014, « Monsieur Frère » est en effet devenu la tête de Turc des détracteurs du régime, qui voient en lui le dernier avatar en date d’un mariage contre-nature entre népotisme et prévarication. Jusque-là, tout au plus savait-on que cet homme discret, inconnu de Wikipédia, avait officié pendant cinq ans à l’ambassade du Sénégal à Pékin, chargé du bureau des affaires économiques.
Une nomination qui survient en 2006, alors que son frère est Premier ministre, et qu’il saura conserver au forceps après la disgrâce de Macky Sall, fin 2008 – laquelle lui vaudra d’être un temps dans le collimateur du « super-ministre » Karim Wade. L’intéressé peut alors compter sur le soutien sans faille de son ambassadeur, le général Pape Khalilou Fall, qui mettra sa propre démission dans la balance pour conserver jusqu’au bout son collaborateur.
Connu du monde des affaires
« Je n’aurais jamais imaginé me retrouver un jour à Pékin, mais c’était un clin d’œil amusant à mon parcours d’être affecté au pays de Mao », s’amuse l’ancien leader étudiant. Très vite, il prend son nouvel emploi à cœur et tisse son réseau entre diplomates, financiers et hommes d’affaires. En 2010, lors d’un cocktail, le célèbre architecte sénégalais Pierre Goudiaby Atepa, qui dispose d’un bureau de représentation à Pékin, lui présente Frank Timis, qu’il considère comme un ami.
Cet Australo-Roumain détient plusieurs permis d’exploitation minière et pétrolière en Afrique de l’Ouest, notamment au Sénégal. Timis lui présentera à son tour l’un de ses amis, Wong Joon Kwang, dit Eddie Wong, un businessman chinois désireux d’y investir.
À Dakar, ce dernier est sur le point d’obtenir la concession de deux blocs offshore à potentiel pétrolier ou gazier. En janvier 2012, Wong Joon Kwang, directeur général et actionnaire unique de Petro-Tim Limited (créée pour l’occasion), conclut avec les autorités sénégalaises deux contrats de recherche et de partage de production (CRPP) pour les blocs Saint-Louis profond et Cayar profond. Le directeur général de Petrosen (Société des pétroles du Sénégal), le ministre de l’Énergie – Karim Wade – et le président Abdoulaye Wade cosignent les documents.
Officiellement, Frank Timis n’est pas impliqué dans l’opération, mais il joue les facilitateurs. À quelques semaines de la présidentielle, il recherche un homme de confiance à Dakar pour gérer la filiale sénégalaise qu’Eddie Wong est tenu de créer dans le cadre de ces contrats. Pierre Goudiaby Atepa lui recommande Aliou Sall, qui « parle parfaitement l’anglais, connaît les circuits économiques et a le bon profil ».
« C’est moi qui ai organisé à Dakar le rendez-vous lors duquel Frank a proposé à Aliou de prendre en charge la filiale de Petro-Tim Ltd », reconnaît l’architecte. Aliou Sall confirme, sans toutefois parvenir à expliquer pourquoi Frank Timis et Eddie Wong se sont tournés vers lui alors qu’il était dépourvu d’expérience dans le pétrole ou dans la gestion d’entreprises. « Timis m’a demandé d’aider Eddie Wong à s’installer », élude-t‑il.
Au cœur d’un conflit d’intérêts
Une fois élu, en mars 2012, Macky Sall trouve sur son bureau, parmi d’autres dossiers lancés par le régime précédent, celui de Petro-Tim. Le 19 juin 2012, au nom de la continuité de l’État, il signe les décrets avalisant la concession d’exploration accordée à Eddie Wong. Le nouveau président est alors informé que son frère s’apprête à être nommé gérant de Petro-Tim Sénégal, la filiale sénégalaise de Petro-Tim Ltd, qui sera créée à Dakar le 9 juillet suivant, avec un capital de 10 millions de F CFA. Bien que Macky Sall ne soit pas à l’origine du contrat, la présence de son frère dans l’organigramme aiguise les soupçons d’un possible conflit d’intérêts.
À en croire Aliou Sall, son frère aîné se serait toutefois montré soulagé de le voir opter pour le privé. Car, en novembre 2011, le ministre-conseiller à l’ambassade du Sénégal à Pékin est revenu à Dakar – en congés, puis en disponibilité – apporter discrètement son concours au candidat Macky Sall. Et a décidé de rester au pays. Au lendemain de la victoire, Aliou Sall espère obtenir un poste digne de son expérience… et de ses ambitions.
« Vu ses qualifications, il songeait à une fonction telle que la direction de l’Apix [Agence chargée de la promotion et des grands travaux] ou le secrétariat général du ministère des Affaires étrangères », raconte son vieil ami Souleymane Jules Diop, par ailleurs ancien conseiller du chef de l’État.
Macky Sall, selon son entourage, redoute l’accusation de népotisme. « Il lui a fait comprendre qu’il ne le nommerait pas par décret », précise un proche du président. « Lorsqu’il a reçu le responsable de Petro-Tim en présence de son frère, il lui a dit clairement que l’entreprise n’obtiendrait aucune faveur du fait de cette relation de sang », assure un autre confident de Macky Sall.
De son côté, Aliou Sall affirme n’avoir accompli aucune démarche vis‑à-vis des autorités jusqu’à la signature des décrets présidentiels, en juin 2012. Question d’amour-propre ? « Tout ce qu’Aliou fera par la suite, ce sera pour prouver à son frère aîné qu’il ne lui doit rien », considère Souleymane Jules Diop. Un désir d’émancipation qu’illustrera sa candidature à la mairie de Guédiawaye, en 2014.
Quand un président confie l’exploitation de biens pétroliers à la société de son frère, c’est ce qu’on appelle un délit d’initié
Dans un premier temps, les nouvelles fonctions d’Aliou Sall dans une société pétrolière passent inaperçues. Mais en octobre 2014, alors que le procès de Karim Wade pour enrichissement illicite donne lieu à un bras de fer féroce avec la justice sénégalaise, l’ex-président Wade accuse publiquement Aliou et Macky Sall de se partager de manière occulte les fruits de la rente pétrolière.Selon le secrétaire général du Parti démocratique sénégalais (PDS, opposition), Aliou Sall détiendrait 30 % de Petro-Tim Sénégal, même si les documents officiels de constitution de la société, que Jeune Afrique a pu consulter, montrent qu’Aliou Sall ne détient aucune participation dans la filiale sénégalaise.
L’opposition et la société civile sont en émoi. « Macky Sall, qui connaît parfaitement le secteur pétrolier en tant qu’ancien directeur chez Petrosen et ex-ministre des Mines, a mis son frère sur le coup », dénonce, furieux, l’ex-inspecteur des impôts et président du parti Pastef-les Patriotes (opposition), Ousmane Sonko.
De son côté, l’Office national de lutte contre la fraude et la corruption (Ofnac) est saisi d’une demande d’enquête, dont les résultats ne sont pas encore connus. Aucune violation de la loi ou du code pétrolier n’est pour l’heure identifiée, mais les soupçons sont tenaces. « Quand un président confie l’exploitation de biens pétroliers à la société de son frère, c’est ce qu’on appelle un délit d’initié. Ce genre de pratique ne peut être admise dans une République irréprochable », poursuit Sonko.
« Tout a été dissimulé par un système de sociétés-écrans. Dans cette affaire, il y a une opacité inutile quand on recherche uniquement l’intérêt national », analyse l’ancien Premier ministre Abdoul Mbaye, président de l’Alliance pour la citoyenneté et le travail (ACT), face à l’emboîtement des multiples sociétés offshore, situées aux îles Caïmans et à Hong Kong, qui détiennent in fine Petro-Tim Sénégal. Ce dernier « disposait pourtant de ces informations lorsqu’il occupait la primature [de 2012 à 2013] », fait-on remarquer à la présidence, où un conseiller parle de « pétro-fantasmes ».
Il n’en reste pas moins que l’opération de rétrocession par Wong de ses parts à Frank Timis, en 2014, qui en rétrocédera lui-même une partie à la firme américaine Kosmos Energy, est sujette à controverse.
Au cours des dernières semaines, le ministre de l’Énergie, celui de l’Économie et des Finances et le Premier ministre se sont relayés pour tenter de convaincre les médias et l’opinion que toutes les dispositions légales et fiscales avaient été respectées. « Mon frère m’a incité à porter plainte, mais je ne veux pas alimenter un feuilleton judiciaire stérile », indique quant à lui Aliou Sall.
Face à cette polémique politico-pétrolière qui se propage telle une marée noire, l’intéressé confie toutefois qu’il « cherche dans quelles conditions mettre un terme à [sa] collaboration avec Frank Timis » afin de préserver son aîné. « On est toujours le frère de quelqu’un », conclut, philosophe, Pierre Goudiaby Atepa.
Quand le cadet défie l’aîné
À la veille des élections locales de juin 2014, un soupçon de népotisme plane au-dessus de Macky Sall. De Dakar à Saint-Louis en passant par Rufisque, plusieurs candidats ne lui sont-ils pas – directement ou indirectement – apparentés ? Le cas d’Aliou Sall, qui entend briguer la mairie de Guédiawaye, est pourtant plus compliqué qu’il n’y paraît. Lorsqu’il apprend la nouvelle, le président fait grise mine, aux dires de plusieurs de ses proches. Non seulement l’irruption de son frère en politique ne l’arrange pas – deux de ses beaux-frères sont déjà candidats –, mais le risque d’une défaite est probable. « Je n’avais pas d’ancrage particulier à Guédiawaye », reconnaît Aliou Sall.
Inquiétude à la présidence, où Macky Sall mandate divers émissaires pour dissuader son cadet. « Tu veux créer des problèmes à ton frère ? Pourquoi ne vas-tu pas à Fatick ? » l’interpelle l’un d’entre eux. « Parce qu’à Fatick je suis sûr de gagner et qu’on dira que c’est grâce à lui », rétorque Aliou.
Le cadet indiscipliné remportera le défi qu’il s’est lancé. Mais il ne s’arrêtera pas là. Une fois maire de Guédiawaye, sans prévenir la présidence, il sillonne le pays pour préparer son élection à la tête de l’Association des maires du Sénégal. Lorsque Macky Sall annonce à ses collaborateurs sur qui se porte son choix pour ce poste, ces derniers le dissuadent : « Votre frère fait campagne depuis trois mois, votre candidat n’a aucune chance. » On connaît la suite. (Mehdi Ba)
Jeune Afrique
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