Jeudi 30 juillet 2020, lorsque les portes de la prison du Camp pénal de Liberté 6 s’ouvrent en fin d’après-midi, un groupe de détenus, tous bénéficiaires de la grâce présidentielle, se précipitent au dehors. Tous vont enfin savourer leurs premiers instants d’hommes libres. Parmi eux, un retient particulièrement l’attention de la foule de parents venus assister à l’élargissement définitif de leurs proches. Son nom : Pape Ndiaye. Signe particulier : Il est le plus ancien détenu du Sénégal, il a passé 24 ans de sa vie derrière les barreaux. Un séjour carcéral entrecoupé par deux évasions qui n’ont pas duré. Aujourd’hui, une autre épreuve se dresse devant Pape Ndiaye, benjamin de la redoutable bande de malfaiteurs dirigée de main de maître par Alioune Abatalib Guèye dit Ino, finalement décédé : L’épreuve de la réinsertion pour ne pas chuter et retourner en prison. 24 heures après la Tabaski célébrée vendredi 31 juillet, «L’Obs» s’est déplacé au quartier Fass de Rufisque où Pape Ndiaye a rejoint sa famille maternelle. Dans la cour de la maison qui n’a pas désempli depuis sa libération, l’ex-détenu est apparu décontracté, malgré une démarche lente et mal assurée, qui contraste avec le corps musclé moulé dans un maillot style Nba avec un short type Kobe Briant qu’il va finalement troquer contre un boubou blanc. Sous le regard attendrissant de sa mère et de sa vieille grand-mère, Pape Ndiaye a accepté de se confier. Mais pas sur tout. Des questions, il en a esquivé pour ne pas réveiller les douloureux moments d’un passé trouble. Sa libération, ses évasions, son séjour en prison, ses projets et son arrestation : Pape Ndiaye dit tout ou presque…
« Je dis Dewenati à tous les Sénégalais et à tous les Musulmans du monde. Cette année 2020, la Tabaski revêt un cachet particulier pour moi. Ce sera inoubliable pour moi et ma famille. Je présente à nouveau mes excuses à toute la Nation sénégalaise. Il y a eu du tort que j’ai fait sans m’en rendre compte, parce qu’emporté par ma fougue de jeunesse. On m’a également causé du tort en me diabolisant et en me présentant sous les traits d’un caïd. Ce que je n’ai jamais été. Pour tout cela, je me mets à genoux pour demander pardon et je pardonne également à tout le monde. J’ai une pensée particulière pour ceux avec qui j’ai partagé 24 ans de ma vie en prison. Ils sont ma famille. J’ai vécu et partagé avec eux des choses extraordinaires, inoubliables, qui ont forgé nos différents caractères et qui nous ont rendus beaucoup plus solidaires. J’invite mes ex-codétenus à penser à leurs familles qui souffrent beaucoup plus qu’eux. Ces familles de détenus sont pointées du doigt dans leur quartier, marginalisées. Les parents souffrent énormément de l’emprisonnement d’un proche. Je m’en suis rendu compte à ma libération et je voudrais que mes ex-codétenus tiennent compte de cela. En prison, ils dorment, mangent et font du sport alors que dehors leurs familles souffrent. Je veux leur rappeler cela. Mais tout cela fait partie de notre destin, c’est ainsi que je prends la chose. Grâce à Dieu, tout s’est terminé. Je remercie également très sincèrement le Président Macky Sall. A travers ma personne, il a gracié toute une famille qui, pendant 24 ans, a été calomniée, diabolisée par ma faute ».
La grâce présidentielle
« D’abord en prison, toutes les années, ceux qui purgent de longues peines, guettent la grâce présidentielle, espérant faire partie des bénéficiaires. Pour mon cas, 48 heures avant que la mesure ne me soit notifiée, ma grand-mère, âgée de 82 ans et qui ne m’a jamais lâché, était encore venue me rendre visite en prison. Elle voulait déposer pour mon compte 15 000 FCfa à l’entrée de la prison. De l’argent qu’elle remet toujours aux gardes pénitentiaires qui me le font parvenir. Et comme cela fait 24 ans qu’elle vient toujours en prison, les agents de l’Administration pénitentiaire s’étaient habitués à sa présence et certains la prenaient comme leur propre grand-mère en lui faisant des confidences ou en lui offrant de l’argent pour le billet retour. C’est à elle que les gardes ont soufflé que je pourrais bénéficier de la grâce présidentielle à l’occasion de la fête de Tabaski. En somme, les gardes étaient déjà informés. Quand ma grand-mère est retournée à la maison alors qu’on conversait au téléphone, elle m’a confié ce que les gardes lui ont dit. J’avoue que je n’y croyais pas trop, car on m’a plus d’une fois promis que je serai gracié sans que cela n’arrive. Chaque fois, j’étais déçu, sauf que cette fois comme il s’agit de ma grand-mère, je me suis dit que les gardes, par égard à son âge, ne peuvent pas la tromper de bonne foi. Depuis cette conversation au téléphone avec ma grand-mère, je n’ai pas fermé l’œil. Je n’arrivais plus à dormir. 24 ans, c’est beaucoup et penser qu’on allait subitement tout abandonner et quitter la prison, ce n’était pas facile d’y croire. Et surtout qu’une nouvelle vie allait démarrer pour moi, c’était comme quitter l’obscurité pour brusquement se projeter dans la lumière. J’ai été absent trop longtemps, il y a eu des naissances dans ma famille et des décès dont mon père Alassane Ndiaye. Il y a eu beaucoup de morts dans ma famille en mon absence (il insiste). Revenir dans ces conditions pour retrouver ma famille ne pouvait pas être facile. Fort heureusement, j’ai une famille formidable. Aucun membre de cette famille ne m’a abandonné. Certains, dont mon père et deux de mes tantes, m’ont rendu visite jusqu’à leur dernier souffle. Ceux qui sont encore vivants, dont mes oncles, ont tellement arpenté les rues de Dakar pour me rendre visite en prison qu’ils ont fini par être reconnus par les gens. Cela a été une réelle chance pour moi d’avoir une si extraordinaire famille qui a souffert à cause de moi, mais qui ne m’a jamais lâché. Contrairement aux autres détenus que j’ai connus en prison. Certains ont été abandonnés par leur famille et d’autres par leur propre mère. Une attitude que je déplore. Un fils reste un fils, un parent c’est un parent, quelle que soit sa faute, dites-lui la vérité, mais ne l’abandonnez jamais. On n’abandonne pas son enfant, surtout lorsqu’il a besoin de soutien comme un détenu. J’ai vu des femmes rendre visite à leur époux détenu pour leur demander le divorce. Pourtant ces femmes qui viennent leur exiger le divorce alors qu’ils sont en prison, sont souvent à l’origine des difficultés qui ont conduit leur époux en taule. C’est en voulant les satisfaire que leurs époux commettent des fautes telles que la vente de drogue ou les détournements de fonds ».
Le long séjour carcéral et les conditions de détention
«La prison, ce n’est pas l’hôtel. C’est vous dire que ce n’est pas facile. Nous n’étions que des hommes et il fallait être fort pour ne pas être le premier à flancher ou à se plaindre. Il fallait être digne. Je n’ai pas eu beaucoup de problèmes en prison. J’ai toujours eu de bonnes relations avec l’Administration pénitentiaire que je remercie. Ils ont beaucoup participé à ma grâce par le Président Macky. J’ai eu certes un comportement irréprochable, mais n’eussent été les rapports qu’ils ont avec moi, je n’aurais peut-être pas bénéficié de la grâce présidentielle. J’étais ami avec tous les détenus, car je tenais à être une référence pour démentir tout ce qu’on a raconté sur moi. C’était un défi et j’avoue que la prison m’a transformé. Cela m’a aidé à me transcender et je ne suis pas le seul. Les daaras (écoles coraniques) qui se sont implantés en prison, comme l’a toujours réclamé Serigne Modou Kara, m’ont aidé à devenir un autre homme. Rien qu’au Camp pénal, on dénombre maintenant 12 daaras où des détenus apprennent le Coran. Cela les apaise, leur permet de ne plus être frustrés par la privation de liberté et forcément les remet sur le droit chemin. Pas tous bien entendu, mais l’écrasante majorité découvre avec les daaras dans les centres de détention qu’il y a une autre voie que celle qui les a menés en prison ».
Le dernier jour en prison
« C’était le jeudi 30 juillet 2020, veille de Tabaski, un grand jour pour moi que je ne pourrais jamais oublier. C’est comme si je venais de renaître. Il y a eu des moments où j’étais désespéré. Je pensais que j’allais passer toute ma vie en prison. N’oubliez pas que j’étais condamné aux travaux forcés à perpétuité. Pourtant, même si c’est difficile à comprendre, j’avais le pressentiment que tout cela allait finir un jour. Mais je ne pouvais deviner quand cela allait arriver. Je ne cessais de prier pour que cela arrive le plus tôt possible. Mes codétenus ont sauté de joie quand ils ont appris que j’allais enfin sortir de prison. J’étais le plus ancien parmi les détenus. Savoir que j’allais enfin être libre les a aidés à garder espoir. Ils l’ont appris en regardant la Tfm (il y a maintenant la télévision en prison) et lorsqu’ils ont vu l’annonce de ma libération défiler au bas de l’écran, ce fut une énorme explosion de joie. Il pleuvait, c’était une fine pluie et je me trouvais hors des chambres, dans la cour de la prison, assis près du Daara, plongé dans la réflexion. Ils sont sortis des chambres et ont couru vers moi. Tous ont tenu à me prendre dans leurs bras pour me féliciter. C’était magnifique. Même ceux qui purgent une peine de travaux forcés à perpétuité ont tenu à oublier un temps leur situation pour m’encourager et me demander d’être le porte-drapeau des détenus, de relever le défi de la réinsertion et de ne jamais les oublier ».
Les premiers pas d’homme libre dans la rue
« L’air frais, les gens qui circulent sans entrave, ma mère, ma tante qui sont là en face de moi à m’attendre, c’est à ce moment que j’ai vraiment compris que la liberté n’a pas de prix. Mes premiers instants à savourer la liberté. Ma tante est tombée en syncope quand elle m’a aperçu à la porte de la prison tenant mes bagages. Ce sont les gardes qui l’ont secourue en l’évacuant à l’infirmerie. J’ai attendu qu’elle retrouve ses esprits. Un trajet que j’ai trouvé trop long, car j’étais pressé de retrouver Rufisque, ma ville natale que j’ai redécouverte en pleine période de préparatifs de la Tabaski. Les images défilaient trop vite. J’ai voulu m’intéresser à tout. Puis, lorsque le véhicule s’est garé enfin à la porte de ma maison familiale où j’ai vu le jour en 1978, je n’avais plus de mots pour répondre à mes nièces qui sont nées pendant que j’étais en prison. J’étais très émotionné ».
Tabaski à la maison
« Cela n’était plus arrivé depuis 24 ans que j’étais en prison. C’est évident que c’était assez spécial, mais malgré la fête, je suis resté isolé dans mon coin, parce qu’il y avait plein de choses qui défilaient dans ma tête. Dès ma sortie de prison, ma famille m’a montré qu’elle reste attacher à moi. Le jour de la Tabaski, soit 24 heures après mon élargissement, mes deux oncles qui servent dans deux endroits différents (l’un est enseignant et l’autre sapeur-pompier) sont venus célébrer la fête dans la grande famille avec leurs épouses et enfants. Ils avaient insisté pour venir et participer aux retrouvailles. Et, alors que je ne m’y attendais pas du tout, ils m’ont demandé d’immoler et de dépecer les deux moutons qu’ils ont achetés pour leur famille. C’était un honneur. Par ce geste, ils ont commencé à me faciliter la réinsertion. Ils m’ont dit : «Tu vas retrouver dans la famille la place qui a été toujours la tienne.» Cependant, même libre, j’étais psychologiquement toujours en prison. J’ai pris mes habitudes là-bas et ce n’est pas du jour au lendemain que je vais m’adapter à cette nouvelle vie en famille. Voilà pourquoi, ici à la maison, je m’isole souvent à l’étage pour réfléchir sur la vie, car tout s’est tellement précipité et il y a beaucoup de choses qui m’attendent ».
La réinsertion sociale dans tout ça
« D’abord réussir ma réinsertion. Ce qui n’est pas une mince affaire. Je suis fils unique et célibataire sans enfant à 42 ans. Ma mère et mes proches comptent beaucoup sur moi. J’ai été absent 24 ans pendant lesquelles, ils ont vendu tous leurs biens pour me permettre de ne manquer de rien, pour bien tenir en prison. A présent, ils n’ont plus rien. Je pense à ma grand-mère, âgée aujourd’hui de 82 ans, et qui doit enfin se reposer ici dans la maison, avoir sa belle-fille à ses côtés, mais jusque-là, elle a toujours couru dans tous les sens pour que je ne manque de rien. Tout cela n’est pas facile à supporter pour un homme. Je trouve que c’est trop, et cela me ronge. Mes oncles vont repartir dans leurs familles respectives après la fête de la Tabaski et je vais rester avec ma mère, mes tantes et ma grand-mère sans aucun rond en poche. Je crois que c’est maintenant que le plus dur va commencer, mais je ne vais pas pour autant baisser les bras. Je dois faire face dignement. Je n’ai d’ailleurs pas le choix, surtout que des regards sont braqués sur moi. Il ne faut pas que je tombe, voilà pourquoi je tends la main humblement à tous ceux qui peuvent m’aider à me réinsérer dignement. Je ne m’adresse surtout pas aux aventuriers qui voudront m’enrôler pour des choses innommables ».
La raison des évasions
« Quand j’ai été déféré au parquet, jugé puis condamné à 2 ans de prison ferme, j’ai pris cette décision de justice comme de l’injustice. Voilà ce qui m’a poussé à m’évader. On me reproche une chose que je n’ai pas faite, on m’a condamné sans m’écouter, alors j’ai pensé que je ne devais purger une peine que je ne mérite pas. Ce qui reste, c’était de s’évader et je n’ai pas hésité. 2 ans à l’époque, c’était une éternité et je n’étais pas prêt à rester à attendre en prison. D’ailleurs, 3 mois après mon arrestation, le vrai auteur du vol de bétail a été retrouvé, arrêté et déféré au parquet. La police a identifié le vrai coupable, en l’occurrence mon camarade du même nom de Pape qui a été finalement arrêté de même que son père qui avait exhibé une arme à feu au cours de la bagarre avec leurs voisins. Le père et le fils ainsi que l’inspecteur m’ont tous rejoint en prison. Le mal était déjà fait et il n’y avait personne pour plaider la réouverture du dossier. Vous ne pouvez comprendre à quel point cela m’a frustré ».
La stigmatisation
« Je suis prêt psychologiquement. Cela va forcément arriver. Dans la rue, des gens vont inéluctablement parler de moi en mal. Certains diront : voilà l’agresseur et d’autres diront que je suis un criminel. Je sais bien ce qui m’attend, tous ne peuvent pas porter sur moi un regard positif, mais est-ce que je dois m’attarder sur cela ? J’accepte et j’assume mon passé qui ne peut être effacé d’un coup d’éponge, mais cela ne doit pas être un boulet que je vais traîner éternellement à mes pieds. Le plus important, c’est le défi de la réinsertion sans heurts que je dois réussir. Je dois juste rappeler à tout le monde qu’un ex détenu a plus besoin de soutien que de stigmatisation. Je compte, par mon comportement de tous les jours, convaincre les Sénégalais à ne plus rejeter un détenu à sa sortie de prison. Ceux-là qui sont en prison ne sont pas mauvais, ils ont juste trébuché. Il est normal qu’ils doivent être punis tel que le stipule la loi, mais cela doit s’arrêter quand ils sortent de prison ».
Ce qui m’a aidé à tenir 24 ans en prison
« Si on fait fi des évasions pour protester contre mon arrestation que je juge injuste, j’ai tenu bon par la grâce de ma grand-mère. C’est elle ma source de motivation. Chaque fois que je la vois venir en prison, malgré son âge avancé, je me dis qu’elle est convaincue que je vais un jour sortir de prison et que donc moi également, je dois tenir bon, cesser de m’agiter et de ne plus tenter une évasion. Elle m’a sauvé la vie ».
Ma relation avec Ino et Alex
« Alioune Abatalib Samb, je refuse de l’appeler par le nom d’Ino. Je prie pour lui et demande qu’Allah lui pardonne. C’était un être entier qui a de la famille. C’est Dieu qui a fait que nos chemins se sont croisés en prison. Nous partagions la même chambre 10 en prison (Rebeuss) et chaque fois qu’il recevait son repas, il m’invitait à le partager avec lui. Je ne peux dire du mal de lui. Je lui dois reconnaissance. Il m’a aidé pendant les moments où c’était très difficile pour moi en prison, notamment à la chambre 10 où j’étais le plus jeune détenu et le plus frêle. Alioune Abatalib Samb était mon grand. C’était tellement difficile dans les chambres 10 et 09 qu’on avait fini par les appeler respectivement Rwanda et Burundi en rapport au conflit et à la tuerie qui ont ravagé ces deux pays. Il y avait dans chacune de ces deux chambres 140 à 150 détenus. Maintenant l’effectif a doublé et est passé à 300 détenus dans chaque chambre. Les détenus dans ces deux chambres sont tellement nombreux qu’ils ne peuvent pas sortir tous en même temps dans le couloir ».
Ceux qui m’ont le plus marqué
« Khalifa Sall, Idrissa Sek, le défunt Serigne Khadim Bousso. Je les ai tous vus en prison, même si les conditions n’étaient pas les mêmes. J’ai été dans les mêmes lieux avec eux. Clédor Sène, lors de sa deuxième arrestation, il était à la chambre 17 que j’ai également fréquentée. Au bout de quarante-huit heures, il a été muté et je ne l’ai plus revu ».
Le mariage ?
« Je pense fonder un foyer comme tout le monde. Mais ce ne sera pas facile pour la femme qui acceptera de devenir mon épouse. Elle devra supporter ma réputation surfaite. Dans la rue, on lui dira que ton époux est un criminel, un malfaiteur. Elle devra supporter tout ça. De même, je voudrais que mes enfants ne vivent pas la même situation qui a pourri ma vie et qui me ronge encore. Pour toutes ces raisons, je ne suis pas encore prêt à prendre une épouse ».
ALASSANE HANNE- IGFM