Dakarmidi -Si le « décès par excès de travail » (« karoshi » en japonais) est de plus en plus reconnu, les Japonais travaillent toujours trop.
Pour les seuls salariés à temps plein, la moyenne de travail annuelle se maintient au niveau élevé de plus de 2 000 heures. © Frédéric SoreauLe jour de Noël 2015, une jeune employée japonaise de la méga-agence de publicité Dentsu se suicidait. Elle avait 24 ans et avait été engagée à la fin de ses études, quelques mois auparavant. Cette semaine, ses proches et des avocats ont obtenu que ce drame soit reconnu par les autorités comme un « décès par excès de travail » (« karoshi » en japonais).
Ce n’est pas la première fois que le mastodonte Dentsu est accusé de maltraiter une partie de ses employés, notamment les plus jeunes. Et des cas de karoshi, il y en a plusieurs dizaines reconnus chaque année dans divers secteurs. Mais ce drame récent prend d’autant plus de relief ces derniers temps au Japon que les femmes y sont chaque jour appelées par les milieux politiques à travailler davantage pour le bien de la nation en manque de main-d’œuvre. Pour qu’elles répondent présentes, encore faudrait-il que le monde de l’entreprise soit plus attrayant. Le ministère du Travail et de la Santé vient de publier les résultats d’une étude censée brosser un tableau des risques de karoshi. Cette enquête indique que près d’un quart des sociétés ont chez elles des salariés permanents qui font plus de 80 heures supplémentaires par mois (la ligne rouge à partir de laquelle existe un risque de décès), et même plus de 100 heures pour 12 %. Ces chiffres ne font que confirmer ce qui est déjà su, sans préciser l’ampleur exacte du problème (on ignore le nombre de personnes concernées) ni apporter la solution : limiter la durée de labeur au-delà de la durée légale de 40 heures par semaine.Pas de limite dans la loi
En effet, comme l’explique le consultant spécialiste des conditions de travail Shigeyuki Jo, « la loi japonaise ne fixe pas précisément de plafond d’heures supplémentaires, si bien que tout est de facto autorisé », parfois jusqu’à ce que mort s’ensuive. « C’est une sorte de contrat tacite entre l’employeur et l’employé : le premier garantit au second un travail à vie et le deuxième accepte dès lors tout ce qu’on lui demande, d’autant que le cadre même de sa fonction est flou. » Comme le salarié japonais en col blanc n’a pas de mission contractuelle précise, il est pour ainsi dire payé au temps passé, et quand il a fini quelque chose, on lui donne autre chose pour qu’il reste occupé jusqu’à ce que son supérieur décide que ça suffit pour aujourd’hui. « Il est très difficile pour un employé de quitter le bureau sous prétexte qu’il a terminé puisqu’on peut toujours lui dénicher une tâche supplémentaire à exercer. De plus, il n’est pas du tout bien vu de rentrer chez soi quand les collègues et les supérieurs sont encore en train de travailler. Certains sont tellement habitués à ce rythme qu’il n’arrive pas à faire autrement », constate M. Jo.
Pourquoi la loi ne fixe-t-elle pas de limite ? En gros parce que personne ne le souhaite vraiment, ni le patronat ni les syndicats, explique-t-il. Il faut dire que « les syndicats japonais sont liés aux entreprises et ne défendent pas les salariés, ils ne font que négocier les salaires, ne se rebiffent pas et ne prennent pas non plus fait et cause pour les employés précaires », dénonce Haruki Konno, président de l’ONG Posse et auteur d’un ouvrage de référence sur le sujet. Car les rémunérations sont calculées en prenant dès le départ en compte la part liée aux heures supplémentaires, si bien que, sans elles, le salaire serait trop maigre, même pour les salariés sous contrat à durée indéterminée. Quant aux employés précaires, c’est encore pire : ils subissent tous les inconvénients d’un contexte légal flou sur la durée de travail et aucun des avantages (primes, majorations) de ceux qui ont été engagés sous CDI et dont l’emploi est très protégé en échange de leur dévouement total. Bien que les heures passées au bureau aient un peu diminué par rapport à ce qu’ont vécu les « fous du boulot » avant et pendant la bulle des années 1980, les Japonais restent des bourreaux de travail. « Si la durée moyenne annuelle de travail tend à fléchir dans notre pays, c’est parce qu’augmente la part des travailleurs à temps partiel, car si l’on regarde les seuls salariés à temps plein, la moyenne se maintient au niveau élevé de plus de 2 000 heures », souligne le document du ministère du Travail.
Réformer « la façon de penser le travail »
Trimer 20 heures de plus par semaine que la durée de référence pour le salaire (40 heures hebdomadaires) est considéré comme une entrée dans la zone à risque où le temps de sommeil ne suffit plus pour récupérer. Quelque 8,2 % des salariés japonais étaient dans ce cas en 2015, avec de très fortes disparités entre les secteurs (celui des transports de marchandises affichant une proportion de près de 20 %, 12,5 % dans la construction et 12 % dans l’éducation). Les salariés japonais ne prennent en outre en moyenne que moins de la moitié des trois semaines de congés payés par an auxquelles ils ont droit après six années d’ancienneté. Le gouvernement montre un optimisme mesuré dans sa capacité à faire grimper le chiffre : il vise 70 % en 2020.
Le rapport du ministère fait un constat, mais ne préconise pas grand-chose pour s’attaquer vraiment à ce fléau du karoshi qui est devenu un sujet récurrent dans la presse étrangère et qui dépasse le seul étalage de chiffres. « Pour faire la lumière sur le karoshi, il convient de ne pas prendre en compte seulement l’accumulation de fatigue liée à la durée de travail, mais aussi les caractéristiques propres à l’entreprise (relations avec la hiérarchie et les collègues, cadre de vie, etc.), ainsi que le mode de vie du salarié », souligne le rapport. Le Premier ministre Shinzo Abe a mis en place une commission pour réformer « la façon de penser le travail », un chantier qui risque de prendre des années, si ce n’est des décennies, pour changer les mentalités, redoute M. Jo.
Karyn Nishimura-Poupée,