Dakarmidi – Initiateur avec Achille Mbembé de la «Nuit de la pensée», Felwine Sarr, enseignant à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis et écrivain, a réuni à Dakar la crème de la littérature africaine : Alain Mabanckou, Leonora Miano, Abdourahmane Waberi, Sami Tchak, Mamadou Diouf, Hourya Benthouami, Benaouda Lebdai, Celestin Monga, Ebrima Sall, … En réunissant ces écrivains, penseurs, philosophes afro-diasporiques dans un lieu comme Dakar, Felwine Sarr, qui s’est confié au journal Le Quotidien, dit attendre une prise en charge des questions urgentes qui se posent à l’Afrique. Penser et réfléchir sur les transformations du monde contemporain, la place du Continent africain, sa condition planétaire, son devenir, surtout son devenir économique et ses atouts culturels sont, pour lui, essentiels et rentrent dans une démarche purement intellectuelle et symbolique.
ENTRETIEN AVEC… Felwine Sarr, enseignant à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis et écrivain
«En Afrique, on est dans un régime d’historicité encore marqué par une colonialité latente»
Quel est le sens de la «Nuit de la pensée» ?
Le monde que nous avons en partage nous impose un certain nombre de défis. Nous pensons que ces défis, d’un point de vue pratique, doivent être pris en charge par de la réflexion, de l’inventivité et de la créativité. Probablement et contrairement à ce que l’on pouvait entendre, ce qui nous fait défaut ou nous manque, c’est un déficit de réflexions et de prise en charge de nos problématiques.
Nous avons agi dans plusieurs directions mais il était temps de faire une pause dans l’action et d’interroger les catégories à travers lesquelles nous agissons. Nous avons le plaisir d’accueillir les plus brillants des intellectuels et penseurs du Continent et de ses diasporas qui, du monde entier, ont accepté de faire le déplacement et, à partir du continent africain, projeté des préoccupations, une pensée, nos soucis.
Comment voyez-vous cette Afrique aujourd’hui marquée par la pauvreté, les crises politiques, l’émigration clandestine ?
Ce que nous voyons sur le continent comme convulsions et crises, on peut le lire sur la modalité du déficit du manque et du handicap, mais aussi on peut le lire sur la modalité du travail. Que le continent est en travail et quelque chose va accoucher. Ces convulsions sont le signe, comme des déplacements, que l’univers qui appelle du large, que quelque chose essaye d’émerger. Et je m’interroge sur la manière dont nous accompagnons le mouvement à travers notre capacité à nommer de manière efficiente et constructive.
Nous sommes souvent dans un langage de l’auto-flagellation, de désolation, du déficit, du manque et du handicap. Nous sommes les derniers, les pauvres, les misérables. L’estime de soi est fondamentale pour la reconstruction de nos instances psychiques mais il ne faut pas tomber dans l’apologie : nous avons tout créé… Nous pensons que ces catégories conceptuelles n’ont pas d’impact, elles ont un impact fondamental dans notre psychique, dans la conception de notre identité et dans le déploiement de nos capacités.
Je ne peux pas vouloirs affronter des défis aussi importants que les nôtres et partir avec un régime sémantique et sémiologique qui m’handicape. Je peux observer mon réel avec toute lucidité et accepter quels sont mes défis, mais enfin je ne peux pas me réduire à la part congrue, à la part déficiente et honteuse de mon rapport à la réalité. C’est cela qui m’intéresse. Il est temps que nous proposions au monde notre élan vital ; que nous inscrivions un projet où l’idée de la concitoyenneté est fondamentale ; que nous inscrivions un projet qui consiste à répondre à nos besoins et à proposer un projet civilisationnel à l’humanité, une montée en humanité, que nous ne soyons pas réduits à des problématiques de pauvreté, de manque, de déficit à gérer et que nous tentions d’enrichir la maturité et la densité de la conscience humaine.
Quand on parle de l’Afrique, c’est toujours le continent des misères, des guerres. Qu’est-ce que l’Afrique apporte réellement au monde?
Il faut lire Ce que l’homme noir apporte de Léopold Sédar Senghor, Nations nègres et culture de Cheikh Anta Diop et un nombre de textes théoriques qui ont eu pour objet de démontrer ce que l’Afrique, l’homme noir a apporté. Le problème de la défaite, c’est dans un cycle historique où vous avez été dominé on peut vous raconter une histoire sur votre incapacité consubstantielle qui est fausse. Il y a eu des cycles où vous aviez été glorieux, rayonnant, conquérant, fort, puissant. Puis, il y a des cycles d’éclipse, d’ombre par la suite vous revenez. C’est comme cela qu’est bâtie l’histoire des sociétés humaines. Toutes les sociétés ont eu leurs défis, leur base et leur sommet.
On a encore du travail pour convaincre les uns et les autres de ce que nous avons apporté. Nous pensons que le travail est fini, en réalité il ne l’est pas. Des fois nous pensons que c’est bon, c’est acquis, mais non, c’est parce que justement le présent nous renvoie une image de handicap. D’où l’importance des questions d’histoire et d’anthropologie, parce que ça structure le regard que nous avons sur nous-même.
Si on nous tient ce discours et qu’il n’y a pas de contre-discours, nous pensons dans les termes qui nous handicapent. Il ne s’agit pas de tout revendiquer pour nous, mais de regarder simplement quelle a été notre place d’un point de vue juste.
Comment se porte l’Afrique, d’un point de vue économique ?
Sur l’économie, il y a des perspectives importantes et des tendances lourdes importantes. Le Africa Rising se fonde sur un constat en dynamique, les pays africains sont en croissance. Cette croissance n’a pas encore réécrit la pauvreté et n’a pas répondu aux besoins, mais les potentialités sont énormes en termes de ressources, de démographie, d’espace et de terres. Mais qui dit potentialité parle d’action. Il faut qu’on passe de la potentia à l’actus. La potentia ne doit pas rester en puissance. L’objet de nos réflexions, c’est comment faire pour qu’elle passe de la puissance à l’acte. En vérité, l’Afrique est le futur, le petit piège dans lequel il ne faut pas tomber en disant que Africa is the future, ça pourrait signifier implicitement que l’Afrique n’est pas le présent et que sa présence dans le monde est délocalisée dans un temps futur. C’est aussi quelque part des problèmes d’intensification qui soulignent toujours le handicap et le manque.
A quoi bon de parler sans agir ?
C’est souvent le reproche que l’on nous fait, d’être des gens verbeux qui pensons alors qu’il faut agir. Il y a donc une sorte de frénésie de l’action. Qu’est-ce que vous attendez ? Maintenant il est temps de faire : puisqu’on est dans une forme d’urgence. C’est cela que j’essaie de mettre en perspective avec la portée symbolique de ce que nous essayons de faire ici et d’en indiquer les prolongements probables.
Pourquoi les hommes politiques sont absents à ces genres de rencontres ?
Max Weber a écrit : «le savoir et le rôle politique posent le problème des hommes et des rôles». Il y a eu des intellectuels qui ont eu le bonheur à la fois d’être de bons intellectuels et de bons hommes politiques. Ce sont des compétences totalement différentes. Il n’est pas dit que ceux qui œuvrent dans l’un des espaces le soient dans l’autre. Certains peuvent le faire, l’histoire les a dotés, mais d’autres savent simplement penser, vous les mettez dans une mairie ils ne sauront pas gérer, d’autres ne penseront pas mais sauront gérer, s’ils s’entourent de bonnes idées.
Je comprends votre impatience qui dit : «quand est-ce qu’on passe de belles réflexions à l’action ?» Ce sont des questions qui se posent à nos sociétés. Celle que je me pose, c’est : «comment faire pour que des flancs de nos sociétés émergent un leadership que nous souhaitons ?» C’est cela la bonne question. Nous avons des alternances sans alternative, on rebat les cartes, on recommence avec d’autres, et on refait les mêmes choses, ça nous interroge sur : «quels sont les voies et moyens pour avoir un leadership qui partage les richesses, le bien-être et qui est dévolu au bien être de la société ?»
Pensez-vous arriver à penser l’Afrique sans les hommes politiques ?
Le réel nous impose un certain nombre de défis, et l’activité intellectuelle consiste à vouloir élucider le réel, le comprendre, être dans une forme d’intelligibilité. Au-delà de l’élucidation, il y a un désir de transformation du réel. Un intellectuel s’inscrit dans ce projet, ce n’est pas qu’un savoir neutre et positif, mais il y a une intentionnalité. Si on élucide le réel ; probablement, aiderions-nous les uns et les autres à transformer les choses. Un continent, qui a beaucoup de défis, c’est normal qu’on demande à ses intellectuels d’être productifs ou efficients. C’est-à-dire d’indiquer les voies, de créer des catégories conceptuelles et d’éclairer l’action.
Quels sont les défis économiques pour l’Afrique ?
Les défis de l’économie sont importants : nous devons apporter des réponses concrètes aux questions concrètes qui se posent : la dignité humaine, la réponse aux besoins fondamentaux des individus, des groupes et des sociétés. Un ventre, qui a faim, n’a pas un imaginaire subtil, je le crois. Il faut qu’on accepte le fait qu’on est dans un régime d’historicité encore marqué par une colonialité latente, résiduelle. Nous sommes dans des rapports de forces asymétriques, mais dont l’asymétrie est à notre défaveur. Beaucoup de marges de manœuvre ont été gagnées, beaucoup d’espaces de liberté conquis, mais enfin les processus de domination mettent du temps à se défaire, si tant est que l’on veuille qu’ils se défassent.
L’indépendance est un moment dans l’histoire, un temps, la décolonisation, les décolonisations sont des processus. Nous sommes dans un monde interdépendant, la question qui se pose à nous, ce n’est pas celle de l’autarcie mais celle de l’autonomie et de la relation féconde, mutuellement féconde.
L’Afrique peut-elle faire valoir sa culture sur l’échiquier mondial ?
L’Afrique probablement est un futur économique et une puissance économique mais il est un présent culturel et civilisationnel très fort. Nous ne devons pas laisser le monopole de la catégorie de la richesse et se lancer dans l’aspect purement matériel : il est aussi culturel, spirituel, humain, civilisationnel… J’ai bien aimé une image des publicités du Sénégal où une fois pour vendre la destination touristique on ne nous montrait pas les parcs, les plages… Et on disait : «Sénégal richesse intérieure». Là, on met en avant un avantage concurrentiel que nous avons : la qualité de l’intensité relationnelle, ce qui fait que la vie prend suc et sens. Et ce n’est pas seulement votre économicité qui vous définit, vous êtes défini par un ensemble de dimensions de votre être. Et ces dimensions sur lesquelles nous sommes extrêmement bons, nous devons les nommer et les mettre en valeur.
Nous sommes dans un espace où nous devons nous réengendrer, nous réinventer et nous redéployer. La question, c’est : «à partir de quoi ? A partir de quel sol ? L’histoire ? Le passé ? Le présent ? Comment on articule notre héritage ? Est-ce que nous marchons à reculons ? Le rétroviseur ? Nos cultures, nos catégories intellectuelles et idéologiques ? Pour moi, le rôle des langages, de nos imaginaires est fondamental».
Le quotidien