Dakarmidi – Mais que sont les années si ce n’est qu’un seul et même état qui ressurgit jour après jour, si l’unique pouvoir imparti ne consiste qu’à savoir éplucher l’une après l’autre les couches qui enveloppent un noyau refusant de se découvrir. Il ne reste plus qu’à se résigner — à perpétuer la monotonie ou à y mettre fin. En ce qui me concerne, j’ai pris mon parti : m’en remettre à chaque pelure détachée, en attendant de toucher le fond, m’étendre sur la surface comme si elle s’était imprégnée de quelques résidus essentiels.
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Je suis allé dans la forêt :
Dans la forêt il y a des arbres,
Dans les arbres il y a des branches,
Dans les branches il y a des feuilles,
Et dans les feuilles et sur les branches
Il y a des oiseaux,
Et dans les oiseaux il y a une musique,
Une espèce de petite flûte
Qui, soir et matin, fait : « Pipi…pipi…pipi ! »*
Le ciel de Dakar est animé par les harmattans du Sahara. Il pleut de la poussière, de l’or d’un brun brûlant, sur les êtres et les choses, rend ceux-ci brillants et irréels comme des châteaux de sable. Le soleil, que ces tempêtes laissent découvrir, est aussi généreux qu’une orange aux zestes assoiffants. Ses rayons mettent surtout en relief le vide des murs et des rues, leur ancrage résiduel et obstiné dans l’espace et dans le temps. Même l’alizé, dont le règne dure du crépuscule au petit matin, ne suffit pas à dépoussiérer la jaunisse des nuages et des lampadaires. Son passage est juste semblable à une invitation au voyage, comme y font songer les battements d’ailes des oiseaux migrateurs qui closent ce bref couronnement de la fraîcheur.Des syllabes calcinées surplombent le feu de brousse attisé par une perpétuelle sécheresse. Cinq fois par jour, le cri du muezzin retentit. Le premier appel à la prière détone, à la manière de la poudre noire, contre les paupières des pieux endormis. L’heure qui suit, les mendiants et les marchands ambulants, armés de leurs tambours métalliques et de leurs hauts-parleurs, ameutent la ville.
L’exercice des sens est, chez moi, d’une douceur incandescente. Je suis de ces reptiles qui baignent inertes au fond de la canicule, et dont la participation à la révolution terrestre se résume à un hochement de tête syncopé et répétitif. J’épouse de loin le roulis des caravanes de chair et de sueur, ne consentant qu’à un effort sédentaire, exclusivement audiovisuel.
Enfin minuit ! le pouls se substitue aux lustres d’antan. Le corps retourne à sa propre solitude meublée de visions d’épouvantails en velours, de flux et de reflux pulmonaires, céphaliques, cardiaques…
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Une faim d’errance et de goûter me tiraille à mon réveil. C’est presque un malheur, tout bien considéré, que de profiter de la mollesse d’un matelas et de l’ombre d’un plafond. Elles rappellent que je dois me vêtir d’hygiène et mettre en marche le quotidien. En bon locataire, j’arpente les pièces habitées et distribue les salamalecs habituels au voisinage. La toilette faite, le petit déjeuner ingurgité, rien ne me retient de partir à mon rendez-vous avec l’échec.Ce monde est trop véloce pour que je remplisse, sans maladresse, une fonction. Lorsque je ne suis pas à l’avant-garde des convois infantiles, je fais une ronde autour de Dakar, tel un vigile retraité et piqué de nostalgie. Avec les enfants, je me laisse aller à l’engouement suscité par la fuite d’un mobile — un ballon ou une camionnette en ferraille. Mais privé de cette gaieté contagieuse, ramené à la solitude d’une patrouille, un instinct de parenté m’expose à la hauteur d’affichettes décollées, et à la tentation de les raccrocher à leurs supports. Ainsi se terminent souvent mes matinées, épuisées dans des tentatives de rénovation improbable.
Presque tous les quartiers de Dakar sont encombrés d’arbres à palabre, où sont juchés la folie, le chômage, la vieillesse et la jeunesse oisives. Ce sont des oasis de rêve pour s’abriter du soleil de plomb des après-midi. Les nomades que j’y retrouve, lassés de calomnier et de médire sur les passants, s’enivrent de grains haschisch et de chapelet. Ici, les noms d’Allah sont égrenés, au moins dix mille fois, dans l’ivresse de l’appréhension.
Le soir me ramène à mes pas, sur mon balcon. Le panorama est fidèle comme la mémoire. Il me plait d’unir ces deux-là dans une polyphonie, où la ville noctambule entraîne la ballerine diurne dans une valse…
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Les premières lueurs du jour sont horribles pour les vieux garçons. On dirait que la fantaisie lumineuse s’amuse à dévaluer les coins et les recoins exempts de parité. Dans le port d’épaves qu’abrite ma chambre, un seul navire échappe à cet opprobre : mes sandales.Étrange consolation que d’être materné par le vent, que d’avoir pour berceau toute une ville. L’allegretto du trafic urbain reformule mon célibat, le case dans la fraternité éolienne des amples boubous, des jupes plissées et des voiliers qui longent la presqu’île.
Les saisons de forte chaleur ne sont pas un carême pour les communions charnelles. Lové sur les côtes de Dakar, l’océan atlantique bénit les accolades amoureuses qui se tressent sur les plages. Paradise, Ngor, l’Anse Bernard, tant de sable, de sel et d’eau que les Dakarois de souche en ont le teint bleui.
Non rassasiée par les scènes ensoleillées, la vie de couple se tapit sur les murs, la nuit. Le clair de lune souvent, les lucioles électriques toujours auréolent ces ombres siamoises qui débattent. Leurs mots doux et les soliloques des somnambules rythment le cours de la vie nocturne…
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Il est six heure du matin. Les feux de circulation sont fixes, en équilibre sur leur veilleuse orangeâtre, ni rougis ni verdis par les coulées de lave diésélique et par la nausée des embouteillages. C’est plutôt l’heure où l’eau bouillante effleure, de son avant-goût caféiné, les narines en somnolence.
Le lever du jour s’annonce aux klaxons des portes-conteneurs des villes, des bennes à ordures. Les gens de maison, le visage froissé de sommeil, sortent dédaigneusement leur urne et les vident, sans une dernière pensée, dans la gueule du cachalot de Charon.
A l’approche du déjeuner, les ventres et les marmites bouillent en concerto. L’orchestre philharmonique de Dakar est soudé par la promiscuité. Partout, des chœurs de voix affamées s’échauffent, en cercle, en attendant le plat de résistance.
Lorsqu’il fait sombre, les égouts font émerger leurs cafards et leurs anophèles, et les brousses préservées relâchent leurs rats et leurs serpents. Chacun résiste, comme il peut, à l’invasion. Ici, des coups d’insecticide sont tirés, et là-bas, des nuages de caoutchouc brûlé sont largués.
Allez je commence avec un texte pas à moi !!!
D’un ami.Ecrit par Princesse Alice
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