Dakarmidi – ENTRETIEN EXCLUSIF. C’est un dialogue passionnant qu’offrent ces deux grands intellectuels africains en préambule aux Ateliers de la pensée au Sénégal.
Les Ateliers de la Pensée de Dakar-Saint Louis sont nés d’un premier dialogue : celui entre l’intellectuel camerounais Achille Mbembe, qui enseigne les sciences politiques à Johannesburg et Felwine Sarr, intellectuel sénégalais qui enseigne pour sa part à l’université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal. Le premier a fait paraître au printemps Politiques de l’inimitié aux éditions de la découverte, dont il nous avait parlé lors de son invitation parisienne au Collège de France à « Penser et écrire l’Afrique », colloque organisé par Alain Mabanckou. Le second a publié Afrotopia, aux éditions Philippe Rey. L’un comme l’autre ont eu envie d’élargir leur conversation en partageant avec des écrivains, artistes, penseurs francophones des problématiques comme, nous dit Felwine Sarr, « le devenir du continent et sa relation planétaire ». En partage avec les étudiants sénégalais, aussi. Mais cette lecture croisée de leurs ouvrages qu’ils souhaitaient faire, ils l’ont enfin réalisée pour Le Point Afrique, en voici le résultat, en forme d’avant-première aux journées de Dakar et de Saint-Louis.
1/ Quand Felwine Sarr interroge Achille Mbembe sur « Politiques de l’inimitié »
Felwine Sarr : Pourquoi avoir axé cet ouvrage sur l’analyse des démocraties occidentales ou sur ce que tu nommes « la sortie de la démocratie » ?
Achille Mbembe : Je voulais comprendre pourquoi l’ennemi est devenu notre obsession et la guerre (avec son cortège de destructions et d’atrocités), le sacrement de notre époque. Y-a-t-il encore quelque place que ce soit pour la démocratie dès lors que le politique ne s’énonce plus que comme non-relation ou impossibilité de toute relation ?
Pourquoi est-ce que Fanon et Glissant demeurent des archives fécondes pour penser notre temps ?
Je reviens sans cesse à Fanon parce que, de tous nos ancêtres, il est celui qui a le mieux mis le doigt sur la dramatique de la libération et ses apories. Qu’il s’agisse de ses analyses sur le racisme et l’aliénation, sur le colonialisme et l’altérité, sur la violence et la guerre, sur la folie et la maladie en général, il n’a pas eu peur d’ouvrir ses yeux sur la part immonde et tout à fait ténébreuse de l’existence humaine. Mais ce regard parfois vertigineux ne l’a jamais conduit au bord du nihilisme. Bien au contraire, il est toujours allé de pair avec une autre préoccupation, celle du soin et celle du futur. Je crois que cette double préoccupation – la politique du soin et la politique du futur – résume vivement ce qu’aura été son projet et lui octroie son pesant d’actualité.
Glissant, de l’autre côté, ouvre d’énormes pistes pour qui veut effectivement « penser-monde » à l’âge de l’Anthropocène (le terme créé par le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen s’en réfère à une période géologique durant laquelle l’action de l’homme a de fortes incidences sur l’évolution de la planète, NDLR). La question de la condition mondiale, ou de la condition terrestre, ou encore de la condition planétaire, est la grande question du XXIe siècle. Il se trouve qu’une très grande partie de l’avenir de la planète se jouera en Afrique. Penser ce tournant planétaire de la question africaine et ce tournant africain de la question de la planète ne pourra guère se faire sans Glissant.Tes précédents ouvrages finissent sur une note ouverte, pour ne pas dire optimiste. Pour ce dernier, ceci ne semble pas être le cas. L’éthique du passant relève-t-elle d’un désespoir lucide quant à notre époque ?
Non, pas du tout. Il s’agit de penser l’impossible, ou encore ce qui a l’air d’être impossible. Car, après tout, nous vivons dans le cadre d’États-nations avec des frontières, des institutions chargées d’instituer le partage entre ce qui relève du dedans et ce qui relève du dehors, qui appartient à la communauté nationale et qui est étranger à celle-ci. La figure du passant, je la convoque dans le but d’ouvrir à frais nouveaux la question plus générale du droit d’habitation du monde, ce monde qui est le seul que nous avons, dont nous sommes tous des ayants droit, et qu’il nous faudra bien partager d’une manière ou d’une autre et le plus équitablement possible.
2/ Quand Achille Mbembe interroge Felwine Sarr sur Afrotopia
Achille Mbembe : Ta réflexion porte en priorité sur l’Afrique. Mais on sait que les questions liées à la crise climatique et à la crise écologique de notre planète t’intéressent également. Dans quelle mesure ces questions d’ordre planétaire nous obligent-elles à renouveler notre approche des questions spécifiquement africaines ?
Felwine Sarr : Effectivement, ces questions qui nous interpellent avec une acuité particulière se posent également à un niveau global et planétaire. L’intérêt d’une réflexion partant de l’Afrique est qu’elle peut proposer des voies qui inspirent les autres. Le continent africain n’est responsable que de 4 % des émissions de gaz à effet de serre et pourtant subit plus que d’autres les effets de la réduction de la biodiversité. Ceci devrait lui conférer une conscience écologique plus élevée. La question du droit à l’industrialisation et au développement est mal posée quand elle préconise de refaire les mêmes erreurs que les autres. Le continent et le monde doivent inventer d’autres manières d’articuler l’économique et l’écologique en pensant une industrialisation non basée sur les énergies fossiles, d’autant plus que ces solutions existent, en creusant le sillon des économies vertes. À l’heure de l’anthropocène, l’Afrique vu ses géographies et ses ressources peut être le terrain d’expérimentation et d’application d’un nouveau rapport, plus équilibré, avec toutes les composantes du vivant avec lesquelles nous partageons le même environnement.
La décolonisation des savoirs est de nouveau à l’ordre du jour. Que faut-il entendre par ce terme ? Et qu’implique-t-il pour une discipline comme l’économie ?
Il faut juste comprendre qu’il faut renoncer à la domination sans partage d’une épistémè sur les autres et que ce fait appauvrit les possibilités de production de connaissances et de savoirs que le monde recèle. Toutes les sociétés ont produit des savoirs, c’est l’une des conditions nécessaires de leur survie et de leur pérennité. Il y a des types de savoirs qui ont une portée universelle évidente, c’est le cas des sciences dites exactes (mathématiques, physiques, sciences du vivant, etc.), un angle droit mesure 90 degrés partout. Cependant, d’autres types de savoirs ont une charge idiosyncrasique plus élevée, c’est le cas des sciences sociales et humaines. De plus, certains savoirs en sciences sociales portant sur le continent sont issus de la matrice coloniale et portent la marque de l’ethnologie et de l’anthropologie racistes du XIXe siècle. Ils doivent être à ce titre revus et renouvelés.
L’économie est d’abord un rapport social et une part de son acuité relève de la compréhension qu’elle a des déterminants de l’agir humain, et des rationalités qui sont à l’œuvre dans l’acte économique ou les choix des individus. C’est ici que le concours des autres disciplines est crucial : la psychologie, la sociologie… L’Afrique est la nouvelle frontière de l’économie. En observant ses pratiques économiques et en les analysant, on peut enrichir la théorie et élargir la vison réductionniste et étriquée de l’homo economicus de l’économie néoclassique.Peut-on parler d’une « voie africaine de l’islam », comme certains parlaient, il n’y a pas longtemps, d’une « voie africaine du socialisme » ?
Bien sûr. Le grand atout de l’islam est de se fonder sur un outillage théologico-conceptuel assez simple et souple. La profession de foi, les cinq piliers… Ce qui permet une facile inculturation de cette tradition spirituelle par les différentes cultures qui l’accueillent. En Afrique subsaharienne, l’islam soufi domine et cette tradition religieuse a été accueillie au sein de cultures qui étaient spirituellement ouvertes et tolérantes. Des cultures dont les panthéons accueillaient plusieurs divinités qui cohabitaient sans grande difficulté. Aussi, cet islam négro-africain est irrigué de la conception du divin et de la relation aux autres des cultures négro-africaines anté-islamique et c’est une bonne chose. La pureté est un concept dangereux. D’ailleurs, la civilisation islamique a été rayonnante quand elle a intégré les apports des Perses et des Grecs. Celles des cultures négro-africaines, notamment leur sens de l’intégration de la différence, peuvent lui être très précieuses.
Le point Afrique