.L’ancien farouche opposant à la « dynastie Déby » au Tchad, Succès Masra, a finalement rallié la junte militaire cinq mois avant la présidentielle de lundi. Un « traître », comme l’en accuse l’opposition, ou un fin tacticien qui pourrait bouleverser le scrutin?
Car, depuis 15 jours qu’il bat la campagne, ce brillant tribun, quoiqu’un peu cabotin et grandiloquent, draine des foules considérables dans tout le pays. Au point de se dire convaincu de l’emporter dès le premier tour, ce qu’il n’osait avancer deux semaines plus tôt.
« Je suis rentré dans le cockpit de la transition comme copilote pour m’assurer qu’on n’atterrisse pas à l’aéroport de la dynastie, mais à l’aéroport de la démocratie », répète-t-il à l’envi, pour justifier l’accord de réconciliation paraphé avec le président de transition, le général Mahamat Idriss Déby Itno, qui l’a nommé Premier ministre début janvier.
Un jeu de dupe qui cache un « marché » entre ces deux hommes de 40 ans, selon l’opposition et nombre de politologues: le Premier ministre se présente contre son président pour donner au scrutin une apparence de pluralisme, mais l’affaire est entendue pour perpétuer le tandem une fois élu Déby, dont le régime a violemment réprimé toute opposition et évincé ses rivaux de la course présidentielle.
– « Bouclier du peuple » –
Entré récemment en politique, en créant en 2018 son parti Les Transformateurs, M. Masra s’était dressé en « bouclier du peuple » – titre qu’il a aujourd’hui fait broder sur son boubou pour la campagne électorale – contre le président Idriss Déby Itno, qui a dirigé le Tchad d’une main de fer 30 années durant.
Quand ce dernier a été tué par des rebelles au front en avril 2021, c’est tout naturellement que cet ancien économiste à la Banque africaine de développement (BAD) a dénoncé le « coup d’Etat » de son fils Mahamat Déby, jeune général proclamé par l’armée président de transition à la tête d’une junte de 15 généraux.
Et a continué d’appeler ses jeunes Transformateurs à manifester contre la « dynastie Déby », parfois au mépris d’assauts meurtriers des forces de l’ordre.
A la présidentielle de 2021, il s’était déjà présenté contre le maréchal Déby mais sa candidature avait été invalidée.
A 38 ans seulement, toujours souriant voire enjôleur, cet orateur qui n’aime rien tant que l’oeil de la caméra faisait déjà peur au clan Déby. Succès Masra est du sud chrétien et animiste, le deuxième bassin de population après N’Djamena, dans un pays dont le pouvoir politique est archi-dominé depuis quatre décennies par des clans du nord arabo-musulman.
Dès 2018, Masra est la seule figure de l’opposition capable de mobiliser des centaines, voire des milliers de partisans dans la capitale même, lors de manifestations systématiquement violemment réprimées, dans le sang parfois.
– « candidature postiche » –
Comme ce « Jeudi noir » du 20 octobre 2022, quand le chef des Transformateurs appelle à descendre dans la rue pour protester contre la prolongation de deux ans de la transition par le général Déby.
Plus de 300 très jeunes hommes, selon l’opposition et des ONG, une cinquantaine selon la junte, sont tués par les balles des soldats et policiers, et plus d’un millier arrêtés, la grande majorité déportés dans un sinistre bagne en plein désert. D’autres sont torturés, exécutés ou portés disparus, selon des ONG internationales.
Masra, traqué comme tous les dirigeants de l’opposition, s’enfuit au Cameroun voisin avant un exil aux Etats-Unis.
Son image de parangon de l’opposition s’étiole lorsqu’il rentre d’exil à la faveur d’un accord de réconciliation signé avec Déby, qui inclut pour le « Jeudi noir » une amnistie générale des centaines de jeunes condamnés pour « insurrection » mais surtout, dénonce l’opposition, de leurs bourreaux.
Ses anciens alliés prennent ostensiblement leurs distances et l’accusent d’avoir passé par pertes et profits ces victimes, qu’il avait lui-même appelées à manifester, contre un poste de Premier ministre.
Pire encore quand il annonce le 10 mars sa candidature à la présidentielle: « une candidature postiche pour accompagner le chef du pouvoir militaire », lâche Max Kemkoye, un autre leader de l’opposition. D’autant que ses premiers discours vantent les avancées de la transition militaire.
Mais tout change dès qu’il entre en campagne il y a deux semaines, drainant des foules imposantes, dans son sud berceau de l’opposition, mais aussi à N’Djamena. Manifestement galvanisé, il s’enhardit au point de revendiquer le poste de « pilote » qui réservera, une fois élu, « une place » au général Déby.
Au point que la question est sur toutes les lèvres depuis quinze jours: qui a berné l’autre lors de l’accord de réconciliation?