La mise en examen du milliardaire breton pour “corruption d’agents publics étrangers” est un véritable séisme judiciaire et met sous les projecteurs les coulisses troubles des activités de son groupe en Afrique.
C h a n g e cocasse sur le plateau de la chaîne d’info CNews : « Comment va Bolloré ? Vous avez des nouvelles ? » Demandait, le jeudi 26 avril, Philippe Poutou, l’ancien candidat du NPA à l’élection présidentielle de 2017. « Il est sorti de garde à vue ? Il est peut-être mis en examen… Il n’y a plus d’immunité patronale ! » Ironise le militant d’extrême gauche au sujet de Vincent Bolloré, par ailleurs propriétaire de la chaîne d’info continue (via Vivendi). Face à lui, la présentatrice de l’émission, la journaliste Laurence Ferrari, est quelque peu gênée de devoir donner des nouvelles de son patron aux téléspectateurs : « La justice est indépendante, elle travaille, monsieur Poutou… Je n’ai pas de nouvelles. Vous n’en avez pas, vous ? » Quelques minutes plus tard, la nouvelle tombe : Vincent Bolloré, douzième fortune française, est mis en examen pour « corruption d’agents publics étrangers », « complicité d’abus de confiance, de faux et d’usage de faux ». Durant deux jours et une nuit, les policiers de l’OCLCIFF (Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales) l’ont interrogé dans leurs locaux de Nanterre sur les conditions d’obtention en 2010 des concessions des ports de Lomé (Togo) et de Conakry (Guinée), qui font partie des 18 terminaux de conteneurs que gère le groupe Bolloré sur le continent africain. « L’Afrique est comme une île, reliée au monde par les mers, expliquait un ancien du groupe Bolloré en 2006 au Monde diplomatique. Donc, qui tient les grues tient le continent ! » En Afrique, Vincent Bolloré a quasiment le rang de chef d’Etat. Depuis le début des années 90, le magnat a patiemment construit un empire dans le rail, la logistique, et bien sûr la gestion portuaire.
Toutes ces activités représentent 25 000 salariés et 2,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires.
La nouvelle de cette mise en examen est donc un véritable séisme, une déflagration internationale pour celui qui n’a cessé de poursuivre judiciairement les journalistes enquêtant d’un peu trop près sur les activités africaines de son groupe. Pour preuve, deux des plus grands titres de la presse internationale, Te Financial Times et Te New York Times, en ont fait leurs gros titres, persuadés que le « roi de l’Afrique » a perdu son « aura d’invincibilité » face aux accusations de la justice française. “Ce sont des amis” Outre l’industriel milliardaire de 66 ans, deux autres cadres de son groupe ont également été mis en examen. Gilles Alix, directeur général du groupe Bolloré, est poursuivi des mêmes chefs que son patron. En 2008, il expliquait très tranquillement à Libération : « Nous, on est depuis longtemps en Afrique, on connaît bien l’ambiance générale, les milieux d’affaires et les milieux politiques. […] Il faut comprendre que l’Afrique, c’est compliqué. Nous, ça fait quatre-vingts ans qu’on est là-dedans. » Et d’ajouter : « Les ministres, on les connaît tous là-bas. Ce sont des amis. Alors, de temps en temps, je vais être clair, on leur donne, quand ils ne sont plus ministres, la possibilité de devenir administrateurs d’une de nos filiales. C’est pour leur sauver la face. Et puis on sait qu’un jour ils peuvent redevenir ministres. » Quant à Jean-Philippe Dorent, responsable du pôle international de la célèbre agence de communication Havas Paris – qui appartient à Bolloré –, il a été mis en examen pour « abus de confiance et usage de faux », mais placé sous statut de témoin assisté pour « corruption d’agent public étranger ». En résumé, les magistrats soupçonnent les dirigeants de Bolloré d’avoir utilisé leur filiale de communication pour obtenir ces concessions portuaires, en assurant auprès de dirigeants africains – Faure Gnassingbé au Togo et Alpha Condé en Guinée – des missions de conseil et des prestations de communication sous-facturées. Cocktail suspect Pour nombre d’initiés, les déboires judiciaires de Bolloré ne sont pas vraiment une surprise. Dans un récent livre, Vincent tout-puissant*, Dominique Lafont, ancien directeur général de Bolloré Africa Logistics, livrait une version particulièrement crue des activités du groupe Bolloré en Guinée : « Sur Conakry, j’ai fait comprendre à Vincent que je n’approuvais pas la méthode et que j’en appréhendais les conséquences en termes d’image. On s’est un peu comportés comme des cow-boys. » A travers une longue enquête publiée le week-end dernier, le Monde a également pris connaissance des documents saisis par la police courant 2016 lors d’une perquisition au siège du groupe Bolloré à Puteaux (Hauts-De-Seine) qui, selon le quotidien du soir, « dessinent les grandes lignes d’un système reposant, dans la plus pure tradition françafricaine, sur un cocktail suspect de conseil politique, d’intérêts économiques, de prévarication, de diplomatie parallèle et de petits services entre amis ». Selon le Monde, les nombreux mails et agendas saisis montrent que l’état-major du groupe – dont Vincent Bolloré lui-même – était informé en temps réel des principales actions menées pour soutenir les présidents togolais et guinéens. Dans un rapport de synthèse daté du 25 avril, les policiers écrivent : « L’exploitation des scellés constitués lors des perquisitions du 8 avril 2016 mettait au jour de nombreux indices qui, de par leur nature et leur chronologie, caractérisaient les contreparties obtenues par le groupe Bolloré du financement des campagnes de Faure Gnassingbé et Alpha Condé. » Une analyse démentie avec force par Vincent Bolloré lors de sa garde à vue. Face aux policiers, le milliardaire a assumé les prestations fournies par son agence de communication à Faure Gnassingbé, le président togolais, qu’il connaît « depuis une dizaine d’années », et à son vieil ami de trente ans, le président guinéen Alpha Condé. Mais il conteste tout financement politique occulte. « C’est très différent de financer un candidat politique ou son parti », a-t-il déclaré tout en précisant que ces deux candidats étaient importants pour la « stabilité nécessaire pour les investissements déjà réalisés ». Face aux enquê- teurs, Vincent Bolloré a également contesté tout lien entre ces activités de communication et la question des concessions. Les policiers ont pourtant acquis la conviction que des dépenses électorales des deux présidents ont été prises, pour partie, en charge par le groupe Bolloré. Ils ont notamment récupéré des factures adressées par Havas à SDV Afrique (devenue Bolloré Africa Logistics) pour de prétendues prestations de communication en Guinée. Des factures, payées par SDV, qui correspondraient en fait à d’autres « missions » destinées à la campagne d’Alpha Condé. « Je n’ai jamais autorisé le groupe à fnancer des campagnes et, à ma connaissance, le groupe ne l’a jamais fait », s’est défendu Vincent Bolloré lors de sa garde à vue, préférant éviter de répondre trop précisément à certaines questions : « Je n’ai pas participé à ces négociations », « je ne connais pas le dossier », « je ne connais pas les détails »… Dans ce dossier, Jean-Philippe Dorent apparaît comme un acteur clé. Cet ancien militant syndical, figure de l’ombre de la Mnef, la mutuelle étudiante proche du PS emportée par les affaires à la fn des années 90, s’est occupé d’une partie de la campagne présidentielle guinéenne en 2010 pour le compte du candidat Alpha Condé. La même année, il s’est chargé d’une partie de la communication du jeune président togolais, Faure Gnassingbé. Très actif pour développer les activités africaines de Havas, Dorent a multiplié les prestations de conseil sur le continent. « C’est un fantasme de penser qu’un coup de main à la campagne d’un candidat à la présidentielle qui faisait figure d’outsider comme Alpha Condé permettrait l’obtention d’un port », déclarait-il au Monde, en avril 2016, au sujet de l’afaire du port de Conakry. Carte de la victimisation Havas a aussi affirmé à l’AFP avoir cessé « toute communication politique » depuis 2011. Cela n’a pas empêché Jean-Philippe Dorent de conseiller Paul Biya, président du Cameroun depuis trente-cinq ans, lors de la COP 21 en 2015 ainsi que Denis Sassou-Nguesso depuis l’automne 2017, comme le révélait Challenges en début d’année. Surtout, depuis juillet 2011, Havas a embauché à la tête de sa filiale togolaise Patrick Bolouvi pour 8 500 € par mois, selon le Monde, qui n’est autre que le demi-frère du président togolais…
EXTRAITS Magazine MARIANNE