Sénégal, Algérie, RDC… Quel pays d’Afrique est le plus endetté ?, c’est le titre d’un article publié par le média Jeune Afrique, le 3 décembre 2024. Le texte, qui fait le point sur la dette extérieure des pays africains, en s’appuyant sur des données de la Banque mondiale, a mentionné que le Sénégal détient la dette la plus conséquente en Afrique. « À fin 2023, le Sénégal est le pays le plus endetté du continent, avec un stock de dette de 40 milliards de dollars, soit 133 % de son revenu national brut (RNB) », lit-on dans l’article.
À la suite de la parution de l’article de Jeune Afrique, plusieurs médias au Sénégal (Seneweb et Senbaat.com) et au Mali (Mali Actu) se sont fait l’écho de cette information qui s’est également répandue sur les réseaux sociaux, notamment sur X. Certains internautes ont argué que cette situation est imputable à l’ancien régime du président Macky Sall qui a dirigé le Sénégal entre 2012 et 2024.
Quelle est la source de Jeune Afrique ?
Dans son article, Jeune Afrique dit s’appuyer sur la dernière édition du Rapport sur la dette internationale de la Banque mondiale présentée comme « la source la plus complète et la plus transparente de données sur la dette extérieure des pays en développement ».
Cette étude, intitulée en anglais International Debt Report 2024, dit avoir « suivi l’évolution des modes d’emprunt et des nouveaux instruments de prêt, mesuré l’impact des initiatives visant à alléger le fardeau de la dette et promu les meilleures pratiques en matière d’enregistrement et de déclaration de la dette ». Publié chaque année, le rapport analyse dans le détail les tendances évolutives des stocks et des flux de la dette extérieure des pays à revenu faible et intermédiaire, ainsi que des questions et des défis pour le financement du développement.
« Une information erronée », d’après la Banque mondiale
En sa page 73, le rapport dresse les caractéristiques de la dette de tous les pays à revenu faible et intermédiaire, catégorie dans laquelle se retrouvent l’essentiel des pays africains, y compris le Sénégal. Pour ce faire, plusieurs indicateurs dont le stock de la dette et le poids (en pourcentage) de la dette sur le Revenu national brut (RNB) sont analysés. La période de référence est la fin de l’année 2023.
S’il est vrai, à la lecture de ce rapport, que le Sénégal détient un stock de dette de près de 40 milliards de dollars (exactement 39 950 milliards de dollars), soit 133 % de son RNB, comme l’a ressorti Jeune Afrique, les données de l’étude contredisent, cependant, la déclaration selon laquelle « le Sénégal est le pays le plus endetté du continent ».
En effet, l’International Debt Report 2024 montre que des pays comme le Mozambique ont des stocks de dette (66,848 milliards de dollars) et des ratios dette/RNB (356 %) plus élevés que ceux du Sénégal. Aussi, un pays comme le Nigéria détient-il un stock de dette de plus de 102,482 milliards dollars, soit près du triple de celui du Sénégal.
Confirmant ces données, la Banque mondiale a fait savoir à Africa Check que l’information selon laquelle le Sénégal serait le pays africain le plus endetté à fin 2023 n’est pas vraie d’après son rapport International Debt Report 2024. « D’autres pays africains ont des ratios dette/RNB et des stocks de dette plus élevés », a réagi l’institution.
Comment interpréter les données de l’étude concernant la dette du Sénégal, par rapport aux autres pays africains ?
À travers un mail adressé à Africa Check, la Banque mondiale a précisé que les données de son rapport en question doivent être interprétées dans un contexte plus large. Elle nous a invité à considérer les points clés suivants :
Comparaison relative
Le ratio de la dette du Sénégal par rapport à son RNB est élevé, mais il n’est pas unique en Afrique, car d’autres pays de la région ont des ratios similaires ou plus élevés. Par ailleurs, indique l’institution de Bretton Woods, comparer les niveaux d’endettement du Sénégal à ceux d’autres pays uniquement sur la base du ratio dette/RNB est insuffisant et peut prêter à confusion. « Ce ratio ne prend pas en compte des aspects importants comme le coût réel de la dette, c’est-à-dire les paiements d’intérêts et de remboursement, qui peuvent peser immédiatement sur les finances du pays ». De plus, « le RNB mesure les revenus et non la production réelle (PIB), ce qui peut donner une image incomplète de la capacité du pays à rembourser sa dette. Ce ratio ne distingue pas non plus la nature de la dette et ne donne aucune indication sur l’état des finances publiques, comme les revenus de l’État ou sa capacité budgétaire, qui sont essentiels pour comprendre si la dette est soutenable ».
Absence de classement
Contrairement à ce qu’on a pu lire dans certains articles de médias, la Banque mondiale a insisté sur le fait que son rapport ne présente pas de tableau de classement des pays selon le niveau de dette ni de comparaison entre pays. « Ce n’est pas le but de ce rapport qui vise principalement à présenter les statistiques de la dette extérieure des pays et à faire le point de l’endettement extérieure des pays en développement ». D’ailleurs, « le ratio de la dette publique par rapport au Revenu national brut n’est pas un indicateur courant dans les analyses de la dette publique ni de sa soutenabilité. Les variables clés de la capacité à porter la dette et sa soutenabilité de la dette publique ne sont pas discutées dans ce rapport », a noté la Banque mondiale.
Composition de la dette
Les données de l’étude de la Banque mondiale montrent que la majorité de la dette du Sénégal est détenue par des banques multilatérales de développement, ce qui signifie des taux d’intérêt plus bas et des conditions de remboursement plus favorables par rapport à la dette privée ou commerciale.
Tendances globales
Enfin, la Banque mondiale juge important de noter que le Sénégal, comme de nombreux autres pays en développement, « a vu sa dette augmenter en raison des défis économiques, notamment ceux liés à la pandémie de COVID-19. Cette tendance est observée dans de nombreux pays à revenu faible et intermédiaire ».
Pr Abou Kane, Professeur titulaire à la Faculté des sciences économiques et de gestion (FASEG) de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, a appuyé les développements de la Banque mondiale sur la composition de la dette du Sénégal et ses tendances globales. Il a ajouté que « récemment, la dette commerciale a beaucoup augmenté mais en termes de proportion, elle reste inférieure à la dette multilatérale », en s’appuyant sur les résultats du Bulletin statistique de la dette publique publié par le Trésor public du Sénégal.
En effet, le document souligne : « Sur l’encours de l’administration centrale à fin mars 2024, la dette extérieure représente 64 %, composée majoritairement de dette multilatérale (28 %) et commerciale (24 %) ».
À l’opposé, l’économiste Meissa Babou, également enseignant à la FASEG de l’Université Cheikh Anta Diop, relativise les développements de la Banque mondiale. Selon lui, ni l’impact de la COVID-19, ni la guerre en Ukraine ne justifient le niveau de d’endettement du Sénégal qu’il juge « extraordinaire ». Ce scénario, a -t-il argumenté, résulte du fait que l’essentiel de la dette a été orientée vers la construction d’infrastructures telles que des ponts, des stades, des routes, alors que ces investissements n’ont pas un impact social conséquent.
Conclusion : la Banque mondiale n’a pas indiqué que le Sénégal est le pays le plus endetté d’Afrique
Le média Jeune Afrique, ainsi que plusieurs autres médias au Sénégal et en Afrique de l’ouest, ont rapporté que le Sénégal est le pays africain le plus endetté à fin 2023, attribuant l’information au rapport de la Banque mondiale International Debt Report 2024.
Contactée pour vérification, la Banque mondiale a fait savoir que l’information est erronée, car les médias l’ayant rapportée ont fait une mauvaise interprétation des données de son étude.
Selon l’institution financière, il est important de noter que le ratio de la dette du Sénégal par rapport à son RNB n’est pas unique en Afrique, car d’autres pays de la région ont des ratios similaires ou plus élevés. De plus, le rapport, en soi, ne présente pas de tableau de classement des pays selon le niveau de dette et ne fait pas de comparaison entre les pays.
En considération de toutes ces indications, la déclaration selon laquelle le Sénégal est le pays le plus endetté du continent africain est erronée.
AfricaCheck