Dakarmidi- « Je voudrais dédier cet article au combat culturel noble que mène Jamra »
Il ne se passe pas un jour sans que des téléspectateurs n’expriment leur indignation face à certaines dérives véhiculées ou à la limite banalisées à travers les téléfilms sénégalais. Au nom de la liberté du créateur, on balaie d’un revers de la main toutes les critiques : les scènes et les paroles sont de plus en plus osées et impudiques. La question est dès lors de savoir si l’argument de la liberté artistique suffit pour justifier de telles images ou paroles ? Mieux, l’artiste est-il vraiment libre dans sa création ? Du moins cette liberté est-elle absolue ?Il s’agit de s’interroger ici sur l’impact de l’art dans nos mœurs ainsi que sur les limites morales et sociales qui lui sont assignables en tant que produit social. Si le génie de l’artiste est réputé être la source de ses œuvres, ces dernières sont-elles affranchies de tout déterminisme et de toute limite ? Se demander si l’artiste est libre dans sa création, c’est en réalité soulever deux problèmes à la fois. L’artiste crée-t-il réellement ses œuvres ? Et au cas où ses œuvres seraient le fruit de sa créativité, l’artiste peut-il revendiquer une liberté totale ? Les procédés artistiques, les exigences morales et sociales, n’impriment-elles pas à l’artiste une certaine direction ou même une façon de travailler ?
Par son génie créateur, l’artiste joue à cache-cache avec les différentes formes de déterminisme. Ni la société ni la morale ne peuvent contrôler l’inspiration de l’artiste. Peut-être même que l’art mourrait si l’artiste était conditionné jusque dans ses procédés de création. La créativité requiert innovation, anticonformisme, subversion et donc, liberté. Si comme dit Kant, par la génie, la nature donne ses règles à l’art, l’artiste véritable est celui qui est affranchi de la rigidité des règles dans son domaine. Il bouscule les codes esthétiques ou en invente pour donner à l’art un souffle nouveau. Les genres littéraires, les courants, les types d’art, etc., ont été créés par des génies qui ont osé sortir des sentiers battus. Symbolisme, réalisme, naturalisme, cubisme, surréalisme, etc., c’est toujours un artiste qui trace sa voie en rompant avec les conventions et les traditions littéraires. Les grandes tendances artistiques sont toujours révolutionnaires.
L’artiste refait le monde conformément à sa volonté et à sa vision. Il imprime au réel la direction qu’il croit devoir être la sienne. L’artiste ne regarde pas le monde avec ses yeux, il le regarde avec son cœur et sa pensée, et c’est ce qui fait de lui un être forcément singulier. Ruser avec les interdits, contourner les restrictions morales et religieuses, subvertir les pouvoirs, ironiser avec le réel : c’est là qu’il faut chercher le secret du génie. Le téléfilm sénégalais de ces cinq dernières années est la parfaite illustration de cette liberté de l’artiste, quelles que soient la médiocrité du monde dans lequel il est façonné et la sévérité des normes morales qui déterminent le créateur. Le langage est de plus en plus libéré pour ne pas dire dévergondé, la tenue vestimentaire, les scènes et les images suggestives sont de plus en plus osées. Une série célèbre a suscité une polémique à cause de certaines scènes jugées obscènes. Mais ce film n’est peut-être pas un hymne à la débauche, c’est possible de le percevoir comme le procès d’une société hypocrite, qui refuse d’adapter ses besoins à ses moyens.
La monogamie, très en phase avec la rigueur de la consommation du système capitaliste, est de plus en plus adoptée dans notre pays sans que notre éducation sexuelle et notre intégration sociale soit correctement arrimées sur les valeurs y afférentes. Il y a un décalage entre l’énergie sexuelle et les moyens de sa satisfaction : dans les sociétés capitalistes avancées, l’industrie du loisir et du luxe permet de contrôler cette énergie sexuelle et de la canaliser. Chez nous par contre, on compte sur une éducation religieuse mal assimilée dans une société où la tradition et la pauvreté incitent plutôt à tricher avec les principes de la religion afin ne pas « mourir » de la réalité. Sous ce rapport, ce téléfilm pourrait être un procès d’une société qui se ment elle-même en violant ses propres principes.
Nous incitons nos enfants à rester chastes, mais nous exigeons d’eux aussi qu’ils soient ambitieux « reuy bët » ! Nous divinisons l’argent et en même temps nous exigeons le respect des valeurs morales dont le fondement est justement le désintéressement ! Il y a dans les lieux saints, dans la rue, dans les écoles publiques comme dans les écoles confessionnelles des pratiques sexuelles à dénoncer et à combattre non pas seulement par l’art, mais les autres moyens dont dispose la communauté. En prenant une distance critique par rapport aux tabous, l’artiste exprime librement ses inquiétudes, es rêves, ses craintes et ses angoisses. Sous ce rapport, son génie est sa seule norme, sa seule boussole : son statut d’artiste lui donne donc la marge de manœuvre nécessaire pour soir ironiser soit, soit faire l’apologie de la réalité.
Néanmoins l’existence de conditions pour la créativité ne réduit-elle pas la liberté de l’artiste ? Son appartenance à une société, à une culture, à une religion et à une époque ne fait-elle pas de l’artiste un élément d’un engrenage qui le transcende et le détermine à son insu ?
« Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé; l’on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d’entre les modernes. » disait La Bruyère. Si tel est le cas, l’artiste emprunte les éléments de sa création à d’autres, il ne crée finalement pas ; il est donc conditionné. Les procédés artistiques, le langage, la beauté exprimée sont en général là avant l’artiste. L’idéal de beauté de l’artiste ne lui appartient pas de façon absolue : sa culture, sa société et son époque lui inculquent une certaine sensibilité esthétique. Et si l’on en croit Freud, les tendances esthétiques de l’homme lui son inculquées par l’éducation et la société. Le déterminisme psychique infirme donc la thèse d’une liberté absolue de l’artiste dans sa création. Mieux, s’il est déterminé de façon inconsciente, l’artiste peut ignorer le sens profond de ses œuvres. Il transfère de façon inconsciente ses pulsions en « rusant » avec la censure que lui opposent la morale et la société.
Il faut d’ailleurs remarquer que les artistes sénégalais expriment pratiquement les mêmes thèmes dans leurs œuvres. Et le thème le plus récurrent dans la production artistique sénégalaise est l’amour : est-ce vraiment un hasard ? C’est quoi un artiste qui voit ce que tout le monde voit, qui dit la même chose que tous les hommes ?
La création requiert un minimum d’authenticité, or ce que l’on voit dans ces téléfilms est doublement inauthentique. D’abord le discours, les scènes et les séquences sont pratiquement copiés sur les films étrangers, principalement ceux occidentaux. Ensuite, le souci de l’audience, l’appétit du gain font que le créateur est davantage orienté vers le sensationnel, voire le sensualisme que vers une recherche sérieuse. Or en art comme en science, il n’y a pas d’invention sans recherche : si l’artiste surprend, c’est surtout parce qu’il voit ce que personne ne voit. En réalité c’est le manque de génie qui pousse souvent à emprunter les chemins de la vulgarité et du dévergondage excessif. La banalité excessive tue l’art : une des vocations de l’art, c’est au contraire de sublimer le banal en en faisant sortir sens et valeur, le laid en beau. Ces téléfilms où le français bouscule le wolof, des prestations comme Mbarass, leumbeul, na bagassi dougou, etc., est-ce vraiment de la création ? Quel intérêt a-t-on à plagier des paroles romantiques dans un téléfilm destiné à un public dont le romantisme est chanté et vécu dans une langue autochtone ? Cet asservissement à la langue française semblent d’ailleurs prouver que nos artistes et nos metteurs en scène sont en rupture d’inspiration et que la liberté qu’ils évoquent pour justifier leur écart de langage a été aliènée à la culture étrangère. Un art complètement extraverti ne peut pas être considéré comme de l’art véritable, car il n’y a point de liberté ni de créativité dans le plagiat.
Mais l’incohérence des défenseurs de la liberté absolue de l’artiste se trouve justement dans leur prétention à nous faire la morale. L’artiste se pose souvent comme un moralisateur, un subversif qui dénonce les injustices de la société pour un idéal moral ou politique qu’il prétend défendre. Si l’artiste lui-même chante les valeurs morales et nous incite à les respecter, c’est bien parce qu’il considère que ces dernières doivent avoir une certaine transcendance pour que notre destination en tant qu’humains ne soit pas faussée. Si Thione Seck est présenté comme le plus grand parolier de la musique sénégalaise, c’est bien parce que ses thèmes favoris sont les valeurs morales et religieuses. Sinon, qui est l’artiste pour prétendre nous éduquer ou nous conscientiser ? D’où lui vient cette prérogative ? C’est bien parce qu’il se pose comme un porte-voix d’une certaine morale qu’il a la légitimité de faire le procès de certaines conduites jugées immorales. L’artiste est, sous ce rapport, le premier partisan de la transcendance de certaines valeurs : il ne saurait par conséquent arguer de la liberté pour se dédouaner, se mettre à l’abri de la critique et véhiculer dans son œuvre la licence et le libertinage. L’art n’est pas un produit isolé, c’est un produit social et, en tant que tel, il doit être assujetti à certaines normes en dehors desquelles ses produits se détruiraient en détruisant le tissu social. Sur un plan plus factuel, l’humoriste français Dieudonné présenté comme capable « d’amuser comme de déranger » a pourtant fini par payer le prix de sa liberté. Combien de fois a-t-il été censuré et emprisonné ? Sur la question juive, on risque toujours d’être traité de négationniste quand on prend un peu de liberté ne serait-ce que sur le plan de l’humour.
On entend souvent dire que les scènes et pratiques osées dans certains téléfilms reflètent la société sénégalaise dans ses tares, son hypocrisie, etc. Contre un tel argument on aurait pu simplement opposer la sentence de Baudelaire « Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est, parce que rien de ce qui est ne me satisfait. », mais il y a autre chose de plus grave qui se joue derrière. Rendre visible ce qui est visible n’a pas de sens, à moins qu’on cherche par un moyen sournois à faire l’apologie de l’obscénité. En réalité, l’art n’est pas toujours neutre : certains artistes n’hésitent pas à faire dans le prosélytisme voluptueux pour simplement occulter la laideur d’un monde qu’ils ont eux-mêmes contribué à détruire en tant qu’éléments d’une classe ou d’une oligarchie. C’est ce que H. Marcuse appelle le pseudo art : le dévergondage abusif est en réalité une tolérance destructrice. Au nom de l’art, tous les excès et toutes les folies sont tolérés. La tolérance illimitée finit par dénaturer la tolérance, car la complaisance absolue inhibe l’évaluation et la critique. C’est ainsi que sous le voile devenu opaque de l’art, se bousculent des styles, des écoles, des œuvres et des comportements dénués de tout génie, de toute beauté, mais qui, sous le prétexte de la liberté de la création artistique, font la concurrence à la véritable recherche artistique et sont, pour cette raison, en train de tuer indirectement l’art. L’absence de tabou dans l’art peut donc être un alibi pour faire passer la médiocrité et l’absence d’inspiration pour du génie. Il faut arrêter cette arnaque !
La réalité sénégalaise est très riche, elle n’est pas seulement Dakar et environs ; elle n’est pas que ce kaléidoscope de belles femmes et de belles villas ; elle n’est pas seulement citadine. Une concaténation de plusieurs beautés ne donne pas une œuvre d’art, sinon nous serions tous artistes. De toute façon, nous ne sommes pas obligés d’être les victimes de la tyrannie de cette beauté sophistiquée, stylisée des mannequins. La promotion de ce type de beauté est un mensonge doublé d’une violence inouïe envers le reste du pays. On ne cherche plus seulement à exprimer ni même à imprimer des sentiments et des vécus ; on cherche vraisemblablement à en étouffer, et c’est proprement inacceptable. En nous peignant ce monde dévergondé, sensuel et sans interdit, on cherche à nous persuader d’abolir notre être au profit d’un autre. Cette forme d’évasion n’en est pas une, c’est plutôt une prison puisqu’elle nous incite à nous inféoder à une réalité importée et à laquelle on ne peut ni ne doit se soustraire.
La liberté de l’artiste, comme toute autre liberté, ne saurait tout se permettre, elle doit prendre en compte la liberté des autres, la liberté collective. L’art ne peut, même au nom de la liberté, se permettre d’être un support ou un déguisement de la prostitution. C’est au nom même de la liberté de l’artiste qu’il faut refuser que le corps de la femme devienne une œuvre artistique. La prostitution déguisée en art ne pose pas seulement problème à la morale sociale, elle pose surtout problème à l’art lui-même. La meilleure façon de tuer l’art c’est de l’assujettir à des fins qui lui sont étrangères. L’artiste est certes, libre, mais il doit aussi faire preuve de responsabilité : c’est cela sa part d’obligation envers la communauté. Comment et, au nom de quelle privilège ontologique, l’artiste peut-il alors s’arroger le droit de nous déterminer alors qu’il réclame une liberté totale ?
Alassane K. KITANE
Professeur au Lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck
Président du Mouvement citoyen LABEL-Sénégal