Dakarmidi- Aujourd’hui, à la lecture des Unes des journaux, sans vouloir trancher d’un débat qui ne devait pas avoir lieu dans notre pays, je me suis senti dans l’obligation de faire un rappel historico-dialectique du principe de laïcité tel qu’il a présidé, dès les premières heures de notre indépendance, à la constitution de notre cadre de vie apaisé tant convoité à travers le monde. Si aujourd’hui, il y a cette concorde exemplaire entre les communautés de toutes sortes dans notre pays, c’est parce qu’il y a eu une volonté affichée, dès le départ, de construire une république où les pouvoirs temporel et spirituel vont s’inscrire dans une dynamique coopérative pour le salut de tout le monde.
Ainsi, la laïcité au Sénégal est incompréhensible sans cette volonté de construire une nation dans la concorde et la cordialité, qui est très présente dans l’esprit et le geste du premier président de ce pays, Senghor. Certes, pour ce qui est du principe de laïcité, il est important de prendre en considération l’héritage colonial avec cette relation complexe que le colonisateur a très tôt nouée avec les notabilités religieuses et coutumières. Et il est également clair que le cadre institutionnel qui fixe la laïcité dans ce pays au sud du Sahara, à majorité musulmane, est fortement influencé par le modèle français à cause des liens étroits qui le lient, à plusieurs niveaux de réalité, à l’ancienne puissance coloniale. Néanmoins, il serait réducteur et inexact de résumer la tradition et les pratiques de laïcité au Sénégal à cette influence française.
Pour preuve, il y a cette anecdote historique bien relatée par Christian Valentin dans son ouvrage, Trente ans de vie politique avec Léopold Sédar Senghor, Paris, Editions Bélin, 2016. Il y raconte comment le Président Senghor, par souci de ne pas froisser la communauté musulmane, majoritaire à plus de 90 % dans la population, a diplomatiquement demandé au Cardinal Thiandoum, à l’époque archevêque de Dakar, d’attendre l’avènement d’un président musulman pour inviter le Pape Jean Paul II à Dakar. Ce que ce dernier a accepté et qui a abouti à la venue et à l’accueil national du Pape à Dakar, du 19 au 23 février 1992 ,sous la présidence d’Abdou Diouf, le premier musulman à diriger le pays. La culture de laïcité au Sénégal a pris une tournure propre à la spécificité du pays longtemps soumis à des éléments civilisationnels multiples (négroafricains, arabo-islamiques et judéo-chrétiens entre autres). Abd-El Kader Boye1 parle d’un « certain nombre d’équilibres » qu’il importe de maîtriser pour pouvoir cerner le système sénégalais, qui vont du « poids démesuré des grandes confréries musulmanes » à l’influence pesante de la France dont « les intérêts économiques et stratégiques au Sénégal sont manifestes ».
Ainsi, dès le départ, le Sénégal indépendant s’est singularisé par un cadre laïque où l’État et les groupements religieux, quels qu’ils soient, sont imbriqués pour ce qui est de la gestion des affaires de la cité. Dès les premières épreuves politiques postindépendance, comme la crise au sommet de l’État en 1962, la présence dans l’espace politique de dignitaires religieux, à travers les guides des principales confréries mais aussi du chef de l’église catholique, s’est avérée décisive dans le dénouement du conflit entre les présidents Senghor et Dia. On peut, en effet, parler dès le départ d’aggiornamento à la sénégalaise pour ce qui est de la pratique de la laïcité et des rapports complexes entre le pouvoir politique et les communautés religieuses où le Président Senghor a joué un rôle nodal au niveau intellectuel comme au niveau de la pratique politique.
Au niveau intellectuel, en bon bergsonien, très imbu de la lecture de l’Evolution créatrice2, Senghor, dans sa conception unitaire de l’esprit et de la matière, refuse toute opposition duale entre le spirituel et le temporel. Christian Valantin, reprenant les propres termes de Senghor, parle de « retournement dialectique » de taille qui a permis à ce dernier d’établir l’existence de Dieu en ces termes : « Il émerge d’une nécessité interne […] non plus cause, mais effet, non plus extériorité mais intériorité, non plus motif mais fin. Dieu est la solution cohérente et efficace que propose Teilhard au problème de l’aliénation, du non être posé par Marx et Engels » (2016, p. 31). A partir de cette ontologie « négro-africaine », il y a un souci de la religion qui accompagne le premier président du Sénégal indépendant et qui va se déteindre dans toute sa stratégie politique au point de se faire adouber et parrainer par les grands guides religieux du pays tout le long de son magistère (1960-1980), et ce, contre vents et marées, dans une époque où les théories socialo-marxistes avaient le vent en poupe dans les pays du Tiers monde. Dans la pratique, au sein de la jeune nation sénégalaise, Musulmans et Chrétiens coopèrent pour forger un vivre-ensemble. Au sein de la société sénégalaise, selon Senghor, matérialité et spiritualité ne s’excluent pas, mais vont vers la même tension créatrice d’un cadre social apaisé.
C’est cela qui fait que la laïcité au Sénégal est incompréhensible, au-delà des textes et du modèle constitutionnel d’obédience, sans une lecture pénétrante de la société autochtone où le contact du politique et du religieux, les liens interculturels entre les religions s’éprouvent dans la quotidienneté à travers les fêtes, les baptêmes, les mariages, les deuils, les cérémonies de toutes sortes qui sont, à chaque fois, des moments de concorde et d’affermissement des rapports sociaux. Et cela, loin d’une quelconque vision idyllique, montre les pratiques ancrées d’affluence entre les cultes, les traditions et les systèmes de pensée d’une société où le fait politique n’est pas dans un lien d’extériorité avec le fait spirituel. Car comme l’explique encore Christian Valantin, chez Senghor, qu’il s’agisse de l’animisme, du christianisme ou de l’islam, « la religion est la sève même de la civilisation négro-africaine » (2016, p.36). Certes, dès les premières constitutions, de 1960 et 1963, la République du Sénégal est qualifiée de « démocratique, sociale et laïque ». Mais de quelle laïcité s’agit-il véritablement dans notre pays? Dans son discours à l’inauguration de la grande mosquée de Touba le 7 juin 1963, le Président Senghor décline la conception de la laïcité qu’il veut et promeut pour le pays : « Laïcité, pour nous, n’est ni l’athéisme, ni la propagande anti-religieuse. J’en veux pour preuve que les articles de la constitution qui assurent l’autonomie des communautés religieuses. Notre loi fondamentale va plus loin qui fait de ces communautés les auxiliaires de l’État dans son œuvre d’éducation, de culture. » (C. Valantin, 2016, p.104) On peut dire qu’avec ce propos de Senghor, la messe est dite en matière de laïcité ; il ne s’agit aucunement de séparation radicale quand bien même il y a distinction des pouvoirs, à travers la reconnaissance constitutionnelle, par la loi fondamentale, de l’apport des communautés religieuses dans la vie politique sénégalaise.
Avec une telle option affichée, on est loin du modèle français où la fonction religieuse exclut l’individu, de fait, du système éducatif public. Au Sénégal, la religion ne va pas être confinée dans la sphère privée. Elle a son rôle à jouer dans l’éducation des jeunes citoyens et dès le départ l’Etat délègue une partie de ce rôle éducatif aux communautés religieuses à travers les « daaras », certaines écoles privées, notamment catholiques. Ainsi, la religion a toujours eu droit de cité dans l’espace public et dans la gestion des questions politiques, car, en tant qu’aspect essentiel de la culture, elle ne peut être mise dans un rapport d’extériorité négative avec la politique. On peut parler d’une forme de laïcité positive qui permet d’organiser harmonieusement la communauté nationale en l’articulant à la communauté internationale à travers les religions à prétention universelle que sont l’islam et le christianisme qui sont venues se greffer sur le fond des religions traditionnelles qu’une certaine vulgate anthropologique a péjorativement nommé animisme. Plus que jamais, il y a une sorte d’immixtion mutuelle entre les deux sphères (politique et religieuse) qui fait qu’au Sénégal, malgré la consécration constitutionnelle de la laïcité, les pratiques donnent une tournure inédite à ce principe républicain.
Dès lors, aujourd’hui, dans un contexte mondial où les extrémismes identitaires ont fini de montrer leur face hideuse, nous ne devons pas tenter le diable en installant un débat funeste à tous les points de vue.
Apprenons plutôt à nos enfants, de toutes les confessions, le principe qui, immanquablement, doit accompagner la laïcité : la tolérance. Car, c’est par la tolérance qu’ils comprendront que le vivre-ensemble se construit dans la conjugaison de nos différences et non dans la soustraction des altérités.
Malick Diagne est Chef du Département de Philosophie, UCAD
Sources : 1 Préface de G. Hesseling, 1985, Histoire politique du Sénégal. Institutions, droit et société, Trad. Catherine Miginiac, Paris, Karthala, p.11.
2 Bergson, 2013, L’Evolution créatrice, Paris, PUF