La période sombre traversée, récemment, par notre pays nous rappelle constamment notre devoir citoyen de rester vigilants face à la gestion de nos gouvernants. Après avoir vécu ce traumatisme, les Sénégalais ne peuvent pas tolérer qu’une autorité étatique, quelle qu’elle soit, fasse l’objet d’accusations sérieuses d’une gestion douteuse et se soustrait à l’obligation de reddition des comptes. L’actualité relative à l’affaire de l’attribution litigieuse de marchés publics à l’Office national de l’assainissement du Sénégal (ONAS) montre clairement que les hautes autorités de notre pays concourent à empêcher l’éclatement de la vérité sur ce dossier polémique. Cette affaire est par ailleurs grave parce qu’elle semble accréditer l’idée profondément ancrée dans la mentalité collective que les pouvoirs publics, en dépit des changements de régimes, conservent le même système fait de mépris des difficultés des Sénégalais et de rivalités personnelles pour des prébendes. Une analyse holistique du dossier révèle, à tout le moins, une gestion corrompue ; l’histoire, les faits et le droit convergent vers un scandale.
Il est indéniable que l’intervention du ministère de l’Hydraulique et de l’Assainissement dans le dossier d’attribution de marchés publics par l’ONAS est illégale, à plusieurs égards. L’ONAS est un établissement public à caractère industriel et commercial, conformément à l’article 1er de la loi n° 96-02 du 22 février 1996. La gestion administrative et financière de l’ONAS est donc autonome. La tutelle exercée par le ministre chargé des Finances et le ministre chargé de l’Assainissement, au titre de l’article 20 du décret du 7 août 1996 fixant les règles d’organisation et de fonctionnement de l’ONAS, ne saurait servir de prétexte pour écorner cette autonomie. En vertu de l’article 2 du Code des marchés publics, l’ONAS est une autorité contractante compétente pour mener une procédure de passation de marché public. Le ministre de l’Hydraulique et de l’Assainissement, M. Cheikh Tidiane Dièye, ne dispose juridiquement d’aucune prérogative lui permettant d’intervenir directement dans la procédure d’attribution de marchés publics par l’ONAS, en particulier d’en imposer l’arrêt. En dehors de l’autorité contractante, ici l’ONAS, seul le Comité de règlement des différends (CRD) de l’ARCOP (ex. ARMP) peut suspendre une procédure de passation de marché public. Il en résulte que le ministre Dièye s’est arrogé un pouvoir que la loi ne lui donne pas.
En outre, le ministre de l’Hydraulique et de l’Assainissement ne disposait pas de la compétence pour sélectionner deux entreprises en vue de l’attribution directe d’un marché public de l’ONAS. Selon l’article 77 du Code des marchés publics, « Les marchés sont passés par entente directe lorsque l’autorité contractante engage directement les discussions avec un ou plusieurs opérateurs économiques et attribue le marché au candidat qu’elle a retenu ». L’autorité contractante étant l’ONAS, le Ministre Cheikh Tidiane Dièye n’avait ni le pouvoir de solliciter l’autorisation de la Direction centrale des marchés publics (DCMP), ni la compétence de choisir les entreprises attributaires. Tout l’argumentaire construit autour de l’urgence, des supposées surfacturations et de la mise en place d’une commission mixte (composée de représentants du ministère et de l’ONAS) n’y fait absolument rien. Il est évident que le Ministre Cheikh Tidiane Dièye a violé la loi en attribuant litigieusement les marchés publics de l’ONAS.
Il est légitime de se poser la question des motifs qui auraient poussé Monsieur Dièye à se substituer à l’ONAS dans cette affaire. Aucun des arguments avancés pour justifier cette facturation n’est crédible. De plus, pourquoi DELTA et VICAS? Les hauts fonctionnaires mandatés par le Ministre pour porter sa parole (qui ne se gênent pas d’avouer qu’au moment de la nomination du M. Cheikh Dieng comme DG, rien n’a été entrepris à l’ONAS comme au ministère) ont essayé de justifier les capacités singulières de ces deux entreprises à exécuter les marchés litigieux dans les délais prévus sans donner un seul élément technique ; tout ce que nos hauts fonctionnaires ont trouvé à dire c’est que VICAS et DELTA en ont les capacités au regard de la présence dans les rues de la ville de leurs véhicules et de leurs agents. Désormais, toute entreprise pourra prouver ses capacités à exécuter convenablement un marché public en distribuant plusieurs tee-shirts et en louant des véhicules sur lesquels sont floqués ses marqueurs d’identité. Quel désastre !
L’histoire nous offre des révélations inattendues sur ces deux entreprises, VICAS et DELTA. Nous avons été surpris de découvrir que pendant la période 2019-2020, lorsque l’ONAS était sous la direction de M. Lansana Gagny Sakho (actuel PCA de l’APIX), beaucoup de marchés publics attribués par l’ONAS à VICAS et DELTA ont été annulés, soit par le Comité de règlement des différends de l’ARMP (aujourd’hui ARCOP), soit par la Cour suprême. Il est intéressant de constater que l’ONAS a décidé d’attribuer les marchés publics à VICAS et DELTA, parfois en ignorant les décisions des autorités compétentes.
Première affaire : Par décision n° 16/ARMP/CRD/DEF du 30 janvier 2019, le Comité de règlement des différends avait annulé l’attribution provisoire et ordonné la reprise de l’évaluation concernant un marché public de l’ONAS pour des travaux d’entretien et d’exploitation des réseaux d’eaux usées et d’eaux pluviales à Dakar et dans les autres régions. On précisera que les cinq lots que comprenait ce contrat ont été tous attribués à VICAS et DELTA, qui avaient agi tantôt individuellement, tantôt en Groupement (DELTA/VICAS). Au lieu de reprendre l’évaluation, l’ONAS a procédé à une nouvelle publication de l’avis d’attribution provisoire des marchés aux mêmes soumissionnaires, selon les mêmes critères et dans les mêmes circonstances. Alors que rien n’a été changé par rapport à sa décision précédente, le Comité de règlement des différends valide quand même cette nouvelle attribution. N’étant pas convaincue par ce changement de position du Comité, une entreprise soumissionnaire concurrente décide d’attaquer la décision du Comité de règlement des différends devant la Cour suprême. Par un arrêt du 12 mars 2020, La société « DELGAS ASSAINISSEMENT » c/ L’autorité de régulation des marchés publics dite ARMP, la Cour suprême annule la décision litigieuse, en considérant que la nouvelle attribution du marché a été faite en méconnaissance de la loi. Ayant obtenu gain de cause auprès de la Cour suprême dont les arrêts s’imposent à toutes les parties, donc à l’ONAS ici, l’entreprise soumissionnaire lésée n’est pas encore au bout de ses peines. En effet, l’ONAS avait littéralement refusé d’exécuter l’arrêt de la Cour suprême du 12 mars 2020. L’entreprise lésée se tourne vers l’ARMP pour obtenir la soumission de l’ONAS ; mais par lettre en date du 15 mai 2020, l’ARMP répond qu’elle ne disposait d’aucun pouvoir de coercition et de sanction contre l’autorité contractante, l’ONAS. En dernier recours, l’entreprise lésée saisit la Cour suprême à nouveau pour qu’elle contraigne l’ONAS à exécuter son arrêt du 12 mars 2020. La Cour suprême rejette la requête à travers son arrêt du 2 juillet 2020, La Société « DELGAS » c/La Direction centrale des Marchés Publics dite DCMP et autres, au motif que la loi ne lui donne pas des pouvoirs pour contraindre et mettre sous astreinte l’ONAS. En somme, l’ONAS dirigé par M. Lansana Gany SAKHO avait fait dans le banditisme juridique en se soustrayant à l’exécution d’un arrêt de la Cour suprême… pour attribuer des marchés publics à VICAS et DELTA.
Seconde affaire : Il s’agit aussi de l’une des plus sombres affaires rendues publiques dans la gestion de Monsieur Sakho, en tant que DG de l’ONAS. Il faut lire la décision n°152/19/ARMP/CRD/DEF du 29 septembre 2019 du Comité de règlement des différends pour s’en rendre compte. En l’espèce, l’ONAS avait lancé un marché public de curage et de faucardage réparti en trois lots. Au terme de l’évaluation des offres (au nombre de cinq au total), l’ONAS avait proposé d’attribuer provisoirement le lot 3 à VICAS. Saisi par une entreprise soumissionnaire, le Comité de règlement des différends avait ordonné la reprise de l’évaluation des offres (décision n°034/19/ARMP/CRD/DEF du 27 février 2019). Après la réévaluation, le marché a été attribué à DELTA, le partenaire de VICAS (rappelons que sur plusieurs marchés de l’ONAS, ces deux entreprises se sont constituées en groupement pour soumissionner ensemble). Par une autre décision, le Comité de règlement des différends a ordonné l’annulation de la seconde attribution provisoire du marché et la reprise de l’évaluation (décision n°070/ARMP/CRD/DEF du 29 avril 2019). Dans cette affaire, il est curieux de constater que l’ONAS tenait coûte que coûte à attribuer le marché à VICAS ou à DELTA, alors que l’offre de leur concurrent aurait été meilleure. Ainsi, refusant de se conformer à cette dernière décision du Comité de règlement des différends, l’ONAS saisit la Direction centrale des marchés publics (DCMP) pour avis afin de classer sans suite le marché. N’ayant pas pu attribuer légalement le marché à VICAS, l’ONAS avait simplement décidé de l’abandonner. La DCMP répond par un courrier en date du 19 juin 2019 en recommandant à l’ONAS de se conformer à la décision du Comité de règlement des différends.
Il est bon de se rappeler que ces affaires rocambolesques impliquant les entreprises VICAS et DELTA ont eu lieu, alors que Monsieur Lansana Gagny Sakho était le directeur général de l’ONAS. On peut se demander qui étaient les fonctionnaires procédant aux évaluations/attributions des marchés alors invalidés par l’ARMP ? Serait-ce (en partie au moins) les mêmes qui portent la parole du Ministre ?
Il est primordial de ne pas sous-estimer la probabilité qu’il y ait des lobbies qui pourraient mettre l’ONAS en échec. Deux entreprises qui ont été attributaires de l’essentiel des marchés publics de l’ONAS ces dernières années (sans résultats probants au regard de l’état des ouvrages confirmé par les inondations chroniques) ont été subitement plébiscitées en grandes entreprises capables de procéder au curage des canaux à Dakar et dans les régions en un temps record. M. Cheikh Dieng, ex. DG de l’ONAS, a pourtant fait état de l’existence de défaillances graves dans l’exécution des marchés au cours de ces dernières années.
Le Procureur de la République tient là une affaire grave qui doit être traitée avec le sérieux qui sied. Il avait fait preuve d’une diligence remarquée dans des affaires mineures pour réparer l’orgueil chatouillé du Président de la République ou du Premier ministre. L’affaire qui défraie la chronique est un test bienvenu sur la volonté de rupture. Cette volonté ne saurait être que des incantations psalmodiées au cours d’Assises. La vraie rupture est d’instruire cette affaire dans la plus grande rigueur et le maximum de transparence pour redonner confiance en la Justice. Il s’agit d’une affaire grave en ce qu’elle engage les ressources publiques mais surtout, elle touche à la raison fondamentale d’être des pouvoirs publics : offrir des services de base aux populations, garantir leur confort et prévenir les maladies et épidémies qui peuvent survenir lorsque des eaux stagnent. Nous voulons bien croire à la justice de notre pays. C’est pourquoi nous avons déposé une plainte contre X au bureau du Procureur de la République le 21 août 2024.
Au-delà de la Justice, il est essentiel de mettre en place une culture de rigueur et d’orthodoxie républicaine dans notre administration. L’intégration d’une telle culture aurait évité à M. Cheikh Dieng de se lancer dans une procédure douteuse pour acquérir une voiture.
À l’endroit du Président de la République et de son Chef de Gouvernement, nous rappelons cette paraphrase de Martin Luther King : « Soyez fidèles à vos écrits, à vos promesses et engagements d’être justes. »
Fait à Dakar, le 27 août 2024