Dakarmidi – C’est demain, samedi 17 décembre, que les chefs d’Etat de la Cédéao, réunis en sommet à Abuja, doivent statuer sur l’avenir de la Gambie, ce petit pays où un président battu par les urnes veut se maintenir au pouvoir par les armes. Mais pourquoi Yahya Jammeh a-t-il failli accepter sa défaite ? Et pourquoi s’accroche-t-il maintenant à son fauteuil ? Le Sénégalais Pape Alé Niang est l’un des derniers journalistes à l’avoir interviewé. C’était pour la chaîne de télévision sénégalaise 2STV. En ligne de Dakar, il témoigne au micro de Christophe Boisbouvier.
RFI : Est-ce que vous avez été surpris par la volte-face de Yahya Jammeh ?
Pape Alé Niang : Pas du tout parce que… J’ai d’ailleurs écrit cela au niveau des réseaux sociaux le jour où il a appelé même Adama Barrow pour le féliciter. J’avais attiré l’attention de plusieurs personnes en disant que tel que je connais Yahya Jammeh, sa capacité à avoir le comportement pratiquement d’un caméléon, il faut s’attendre à tout, il faut être très prudent. Le problème, ce n’était pas seulement l’homme Yahya Jammeh, mais tout aussi ses 22 ans de dictature. Et qu’aujourd’hui, il peut essayer quand même lui-même de dire « je vais quitter le pouvoir », mais est-ce que les hommes avec qui il a commis tellement de crimes au niveau de la Gambie vont accepter cela ? C’est pour cela son revirement ne m’a pas du tout surpris.
Donc en fait, vous dites que le soir du 1er décembre, il apprend qu’il a perdu et que le soir du 2 décembre, quand il parle une première fois et qu’il annonce qu’il cède le pouvoir, vous pensez qu’il est sincère à ce moment-là ?
Je crois qu’il a été surpris parce que lui, il ne pensait jamais qu’on pouvait battre Yahya Jammeh à travers des élections. Mais si vous regardez les réseaux sociaux, si vous regardez la diaspora gambienne, il faut saluer les Gambiens qui sont à l’extérieur qui ont été persécutés, qui ont quitté la Gambie, qui ne peuvent plus revenir dans ce pays, qui ont pu s’organiser, qui ont pu mobiliser les jeunes. Et pour la première fois, on a vu Yahya Jammeh dans son mutisme avoir la confrontation directe avec ses opposants. Pour la première fois, on a vu les affiches de Yahya Jammeh enlevées par des jeunes qui étaient déterminés pour mettre fin à son règne. C’est pour cela, il ne l’a pas pu venir. Il a été surpris par sa défaite. Finalement, il a été mis devant le fait accompli. Maintenant surpris, il a annoncé qu’il acceptait sa défaite. Mais après trois jours, tel qu’on connaît très bien Yahya Jammeh qui est à la limite parano, je pense qu’il est revenu pour dire qu’il est impossible qu’il soit battu à travers une élection libre et démocratique.
Il est à la limite « parano », dites-vous, cela veut dire qu’il a pensé qu’il y avait un complot contre lui ?
Si vous connaissez l’homme, en réalité il a toujours eu ce discours de panafricanisme, de lutter contre les Blancs. En réalité, pour moi c’est du faux parce que lui-même toute sa famille vit aux Etats-Unis, ses enfants, son épouse et tout cela. On peut mettre douter de l’état psychique de Yahya Jammeh pour la bonne et simple raison qu’il est trop versé dans le mysticisme. Parce que moi, je ai eu à l’interviewer, et avant l’interview, on avait fait une tournée en Gambie. J’ai juste remarqué qu’il prenait une bouteille d’eau, il faisait des incantations et puis il versait l’eau comme si c’était de l’eau bénite. Et ses ministres prenaient cette eau et buvaient cette eau. Donc il se transformait même en marabout. Lui-même, il est allé jusqu’à transformer son nom. Si on dit le nom exact de Yahya Jammeh, vous n’allez pas vous en rendre compte, mais c’est extraordinaire : on l’appelle « Son Excellency Sheikh Alhaji doctor professor Yahya Abdul-Aziz Jemus Junkung Jammeh Nasirul Deen Babili Mansa» [« Babili Mansa’’, en mandingue, le « Roi qui défie les rivières »]. Vous voyez qu’à la limite, on peut même douter s’il jouit de toutes ses facultés mentales.
Alors vous dites qu’il met tout sur le dos des Blancs, mais que son épouse et ses enfants vivent aux Etats-Unis ?
Bien sûr. La preuve à l’heure actuelle où il veut mettre le pays dans le chaos, sa femme et ses enfants se trouvent aux Etats-Unis. Mais aujourd’hui comment il a géré la Gambie ? Voilà le fond du problème. Il y a combien de crimes au niveau de la Gambie ? Au niveau de la presse par exemple, quand on l’appelle « le prédateur de la presse », le journaliste Deida Aidara a été tué. Qu’est-ce qui a déclenché tout cela, ce qui se passe en ce moment en Gambie ? C’est quoi ? C’est que, en réalité, il y a un homme qui s’appelle Solo Sandeng, qui est membre de l’UDP [Parti démocratique uni, opposition] de Oussainou Darbo, qui est sorti pour manifester pour qu’il y ait des élections libres et transparentes. Il a été arrêté. On l’a amené au niveau de la NIA, c’est une sorte de police criminelle. Il a été torturé à mort. Jusqu’à présent, on ne sait même pas où on l’a enterré. C’est ça ce qui a déclenché tout ce qui se passe en Gambie.
Vous parlez de la National Intelligence Agency, la NIA. Est-ce que les sécuritaires qui sont autour de lui ne l’ont pas poussé justement à cette volte-face pour qu’il garde le pouvoir ?
C’est pour cela que je disais que c’est un système de 22 ans de dictature où Yahya Jammeh n’est pas le seul. Yahya Jammeh a un groupuscule de personnes qui sont encagoulées, qu’on ne voit même pas. Mais aujourd’hui c’est la communauté internationale qui doit prendre ses responsabilités.
La visite de quatre chefs d’Etat mardi 13 décembre, le sommet d’Abuja demain. Est-ce que les pressions de la Cédéao peuvent faire céder Yahya Jammeh ?
Il peut même changer parce que lorsqu’il avait commencé à exécuter les personnes qui étaient condamnées à mort et qu’il y a eu un tollé, il a convoqué les chefs religieux au palais. Après, il a tenu un discours pour dire que ce sont ces chefs religieux qui lui ont demandé d’arrêter. Toujours est-il que pour moi, le sommet de la Cédéao doit être un sommet, où on aura des décisions fermes par rapport à la situation.
En juillet 1981, l’armée sénégalaise est intervenue en Gambie pour faire échouer un putsch contre le président Dawda Jawara, est-ce que ce scénario peut se répéter ?
Le Sénégal n’a pas intérêt à faire cela parce que, aujourd’hui, ces formes d’ingérence d’un pays ne sont pas acceptées. Il faut avoir la couverture de la communauté internationale. Cette affaire dépasse le Sénégal. C’est vrai qu’on a des relations très profondes avec la Gambie, mais pour le reste, pour l’intervention militaire, ça doit être une affaire de la communauté internationale, passant par la Cédéao, et par l’Union africaine, de concert pour faire une intervention militaire. Mais je ne crois pas que c’est une bonne idée que le Sénégal se lève pour faire une ingérence au niveau de ce pays parce qu’on a déjà posé des actes qui sont des actes forts. Le reste, maintenant est du domaine de la communauté internationale.
RFI