Dakarmidi – Le tam-tam gronde, le tam-tam gémit, le tam-tam a un langage codé. Sous les doigts bondissants du batteur ivre de rythmes semblables à des hurlements de jungle, Mame Gorgui Ndiaye, ce lutteur poète aux élans féconds, chante ses exploits dans l’arène. Ses paroles s’accordent et s’assimilent à l’harmonie mélodieuse des incantations païennes. Emporté par la baguette magique de Vieux Seng, son double sonore, les mots coulent dans sa bouche comme les chutes de Dendo Felo au Sénégal Oriental. Il parle alors de Guedj Diop qu’il a battu deux fois dans des combats épiques : « Guedj Diop, il n’y a pas ton pareil qui aime le riz autant que toi. Dès que ta femme allume le feu, tu tires un banc et te mets à côté du fourneau. Devant le bol de riz, ta main adroite confectionne des boules telles des briques de maçonnerie. Alors, ton visage devient radieux à l’idée d’avaler un repas si bien préparé. »
C’est un poème satyrique qu’il a composé à l’intention de son cousin à plaisanterie comme il est d’usage dans notre pays. Chaque mot qu’il prononce est soutenu par un rythme d’une intonation exaltante, parce qu’entre le poète et le batteur, il y a une communion existentielle. Ce fut ensuite le tour d’un autre champion fougueux dénommé Bécaye Trois. Ce lutteur impressionnant par sa force et ses succès dans l’arène, est lui aussi passé par la trappe dressée par Mame Gorgui : « Bécaye Trois, laisse tomber le chiffre trois, car par trois fois tu as mordu la poussière devant moi ».
Après avoir terrassé plusieurs champions et se considérant imbattable, il déclame le chant gymnique suivant : « Celui qui lutte contre moi doit s’attendre à une terrible défaite. Un coup du droit, un coup du gauche, là où ça fait très mal et te voilà KO. Je passe par-dessus ton corps pendant que les mouches attirées par une odeur nauséabonde, tourbillonnent sans arrêt ».
Ceci n’est qu’une facette de l’immense talent de Mame Gorgui Ndiaye, surnommé « L’enfant Chéri du Cap-Vert ». De 1956 à 1983, soit vingt sept ans de carrière, il a livré près de cent cinquante combats dont vingt six matchs nuls, vingt-deux défaites et cent deux victoires. Aucun lutteur fut il Abdourakhmane Ndiaye, Fallang, celui qu’on désigne comme le plus grand lutteur sénégalais, n’a fait autant que lui. Ce remarquable poète des arènes sénégalaises vit dans sa maison avec sa famille à Fass. Malgré le poids de l’âge, il n’a rien perdu de sa superbe, toujours jovial, enthousiaste et fier d’avoir accompli sa belle carrière dans la lutte. Très souvent assis devant sa maison, les passants s’arrêtent pour le saluer et se souvenir de son passé glorieux. Jamais un lutteur n’a eu autant de supporters que lui parce qu’il savait lutter en plus d’être un poète incomparable et un des meilleurs danseurs de sa génération.
Ayant le rythme, la danse, la science de la lutte et la poésie dans le sang, il avait initié ses filles à la danse. Mame Gorgui Ndiaye restera l’éternel enfant chéri du Cap-Vert et son nom inscrit en incuse d’Oracle sur tous les fromagers fétiches de sa ville natale. Jamais un poète-lutteur ne m’a autant impressionné que Mame Gorgui Ndiaye, par son verbe haut et luxuriant, par son éloquence qui se déploie comme des lianes épanouies et par son art incomparable de construction orale. Avec ses épouses toutes belles et scintillantes comme un soleil d’été, il semble être l’homme le plus heureux du monde : « Admirez la démarche souple et élégante de Binta, les sourires conquérants de Ndèye et Penda qui éclairent sans discontinuer le cercle familial ». Ceci est le constat de l’époux heureux qui défie avec autant d’atouts, les soubresauts de la vie.
En matière de chants d’exaltation, Mame Gorgui est le compositeur et l’interprète le plus génial de toute sa génération. Je le revois encore dandiner dans l’arène, avec son casque sur la tête, avec des pagnes multicolores savamment tissés ceinturant sa taille, sautillant et dansant sous l’impulsion frénétique des batteurs de tam-tam ivres de rythmes. Mame Gorgui Ndiaye est incontestablement une légende couronnée par les Dieux des arènes, grâce auxquels ses remarquables exploits dans l’arène, resteront éternellement gravés dans nos mémoires.
Honneur et salut à toi champion éternel. Le peuple sénégalais tout entier te doit respect et considération, car par ton génie, tu as su semer dans les cœurs des graines de bonheur infini. Dans la Rome antique, les champions étaient élevés au rang d’immortels à qui on attribuait tous les superlatifs. Rien n’était ni trop grand, ni trop beau et ni surestimé pour eux qui ont composé l’hymne glorieux de leur peuple.
Maitre de la lutte, de la danse et de la poésie,
À toi les hymnes et les fleurs,
Martèle le sol par tes pieds vigoureux
Encore et encore jusqu’à la fin des temps,
Gor deug ni yow lay mél »
Ô toi Seigneur des arènes,
Rayonnant comme le soleil de Ndiolor,
Gage de ton règne dans les arènes
Unies pour chanter ta gloire
Illustre maître des pieuses incantations.
Les grands champions sportifs sont légion dans notre pays et beaucoup parmi eux, pour ne pas dire tous, croupissent dans une misère horrible. Tous les anciens lutteurs de notre pays, qu’on le sache ou non, sont dans des difficultés existentielles, parce que malades, sans soutien et sans aucun moyen de se prendre en charge. Ce constat est valable pour les sportifs des autres disciplines. Il ne serait pas exagéré d’envisager la tenue des états généraux des anciens sportifs toutes disciplines confondues, dans le but de recenser tous les problèmes auxquels ils sont confrontés, en vue de leur trouver des solutions, ne serait-ce que des palliatifs.
Dès lors, l’État devrait encourager la création d’une caisse de solidarité sportive, avec une gestion rigoureuse pour aider ceux qui sont dans le besoin. La contribution de l’État et celle des personnes physique ou anonyme, alimenteront cette caisse. L’idée mérite d’être approfondie car sa mise en œuvre soulagera bien des sportifs confrontés de nos jours, à d’énormes difficultés d’ordre existentiel.
Vivement que ce cri soit entendu pour soulager cette frange de nos compatriotes qui ont tout donné au peuple mais en contrepartie, n’ont encore rien reçu.
Majib Sène