L’hyper-concentration des fonctions centrales supérieures et inférieures exercées par le secteur informel tend au renforcement de la centralité fonctionnelle sur une proportion réduite du territoire urbain, accentuant ainsi les contraintes de la mobilité quotidienne. Celles-ci se traduisent en externalités négatives (congestion, pollution de l’air, accidents, …) avec des coûts économiques élevés, de l’ordre de 5% du PIB.
Avec le doublement prévu de la population qui devrait atteindre 7 millions d’habitants à l’horizon 2040, ce constat pourrait s’aggraver si une politique ambitieuse d’investissement sur des transports de masse et de développement de pôles secondaires à l’Est de l’agglomération n’était pas promue par le Gouvernement du Sénégal.
La dernière Enquête Ménages Déplacements (EMD) réalisée dans la région de Dakar par le CETUD permet de chiffrer le nombre de déplacements quotidiens à 7,2 millions par jour dont 2,1 millions seulement sont motorisés. Ces chiffres traduisent le taux de motorisation des ménages encore faible qui du reste était de 25 véhicules pour 1000 personnes en 2015. Dans les pays développés, ce taux atteint 500 à 600 véhicules pour 1000 personnes. En effet, il faut rappeler que, malgré le contexte de congestion du réseau routier en circulation comme en stationnement, la majorité des déplacements se réalise à pied (70%) et en transport public (25%). Seuls 5% des déplacements sont réalisés en véhicule privé.
En dépit d’une qualité de service largement perfectible, les transports publics représentent 80% des déplacements quotidiens motorisés (1,7 million par jour), ce qui indique l’importance de ce mode de transport pour les populations. Plus spécifiquement, le service de transport collectif est actuellement assuré par des opérateurs locaux, notamment la compagnie d’autobus Dakar Dem Dikk( DDD) qui exploite 31 lignes et représente 6% des déplacements quotidiens réalisés en transports publics. L’AFTU, association d’opérateurs privés regroupant 14 GIE, exploite 66lignes autorisées par le CETUD et représente 35% des déplacements quotidiens. Le reste de la demande est satisfait à 24 % par les modes de transport en commun informels « Cars rapides » et « Ndiaga Ndiaye » exploités par des opérateurs indépendants. Il faut préciser que la dernière phase du renouvellement de ce parc, pour les verser à l’offre institutionnelle, est en cours et devrait être finalisée avant 2022.
Par ailleurs, la demande de déplacements étant très élevée à Dakar, face à une offre de transport en commun déficitaire, une part du marché revient à l’importante flotte de taxis formels (10,5%) et clandestins (12%) de 5 places (soit 22,5% au total). 1,5% sont couverts par les autobus clandestins, autobus scolaires et d’entreprise ainsi que les bateaux tandis que les 10% restants sont couverts par divers autres modes de transports publics.
Les enquêtes de mobilité montrent clairement, à travers le renoncement et les pratiques combinatoires parfois pénibles pour réaliser un déplacement, la nécessité de trouver des solutions structurelles pour que les transports urbains participent pleinement à notre ambition d’émergence en conciliant les objectifs de croissance économique, d’équité sociale et de respect de l’environnement.
Apporter une solution structurelle avec le développement de services de mobilité collective
Ayant bien compris que l’amélioration de la mobilité urbaine dans la région de Dakar est d’une importance cruciale pour le développement de l’économie, le Gouvernement du Sénégal a adopté, à travers la Lettre de Politique des Déplacements Urbains à Dakar – LPDUD, un plan quinquennal complet (2015-2020) pour faire face aux défis majeurs de la mobilité. Cette politique met en priorité le développement de la mobilité collective et cherche à réduire les externalités négatives liées au transport routier avec l’inflexion nécessaire de la courbe de croissance de l’auto-mobilité.
Ainsi, il faut nécessairement travailler à rendre disponible une offre de services de transport public avec une desserte, forte, associée à des connexions inter et intra quartiers. Le confort et la sécurité des transports font aussi partie des défis majeurs du secteur. Pour mieux développer un marché du transport rentable, il faut améliorer l’offre de façon à ce qu’elle réponde mieux aux besoins de déplacements et aux aspirations des populations. L’objectif est aussi d’accompagner la mise en place de bassins de mobilité à l’Est de l’agglomération en réduisant la dépendance au centre-ville. Ce processus est nécessairement inclusif et demande la définition d’une stratégie claire pour la formalisation progressive du transport artisanal. Une telle approche a toujours été privilégiée par le CETUD, y compris avec l’introduction des transports capacitaires. Dans cet objectif, l’instauration d’un cadre de gouvernance incitatif à la formalisation, l’intensification des politiques de professionnalisation des acteurs du secteur informel et de modernisation de leurs outils de production sont déterminantes.
A la lumière de la tendance actuelle, les déplacements motorisés devraient doubler d’ici 2035 pour atteindre environ 6 millions de déplacements par jour. A cet égard, il est essentiel de bien coordonner les interventions des acteurs de la mobilité tout en mettant en œuvre des projets de transport qui permettront de faciliter les conditions de déplacement des populations. C’est pourquoi l’Etat du Sénégal a pris l’option de développer un système de transports de masse efficace (TER, BRT, réseau de rabattement), offrant un haut niveau service, avec le confort, la régularité et la sécurité requis pour favoriser le report modal.
Le BRT, labélisé projet PSE, matérialise la vision du Chef de l’Etat de promouvoir une mobilité collective prenant en compte les enjeux transversaux liés aux transitions numérique et énergétique. Il reliera sur 18 km le centre-ville à la périphérie nord de l’agglomération avec comme objectifs de : (i) répondre de manière satisfaisante à la forte demande de déplacements dans les meilleures conditions de performance ; (ii) créer un effet structurant sur le tissu urbain : renouveau du centre-ville, aménagements urbains ; (iii) diminuer la congestion routière par un transfert modal de la voiture vers le BRT ; (iv) poursuivre la politique de développement du réseau de transport collectif en favorisant une connexion et une intermodalité optimales avec la ligne de Train Express Régional (TER) qui relie le centre-ville à la périphérie sud de l’agglomération. L’investissement de 300 milliards de FCFA sur le BRT, comprenant l’apport du secteur privé, permettra de transporter sur la ligne dédiée 300 000 voyageurs par jour avec une réduction de moitié du temps de parcours entre Dakar et Guédiawaye.
Avec l’accompagnement des bailleurs de fonds et l’expertise avérée de différentes structures de l’Etat, le CETUD a mis en place très tôt dans le cadre de ce projet un Plan d’Engagement des Parties Prenantes qui constitue le ciment qui lie tous les acteurs dans un élan résolument inclusif parce que participatif.
Pour l’élaboration de ce Plan inclusif, toutes les parties prenantes, notamment les représentants du gouvernement, les autorités municipales, les opérateurs de transports publics (formels et informels), les personnes affectées par le projet et les communautés locales résidant le long du corridor ont été consultées afin d’assurer l’adhésion sociale.
En effet, le consensus érigé en mode opératoire constitue la seule alternative valable pour construire un cercle vertueux promouvant un dépassement des intérêts particuliers afin d’accéder à un intérêt collectif au sommet du mât. Cette ambition collective se manifeste par un engagement solennel et dynamique de l’ensemble des parties prenantes du projet, qu’elles soient institutionnelles, administratives, techniques ou communautaires.
L’engagement citoyen interpelle aussi directement les jeunes qui attendent une réponse quant à leur réelle implication active. Il faut le rappeler, le corridor du BRT traverse les zones les plus densément peuplées de l’agglomération dakaroise et impactera inévitablement les jeunes. Aussi le BRT s’attache-t-il comme valeur citoyenne forte, l’émancipation économique des jeunes par le biais d’emplois de qualité et d’un travail productif pour leur permettre, hommes et femmes, de devenir de précieux agents du changement et canaliser leur énergie au service de la création d’un Sénégal meilleur.
Dans cette mouvance, l’accès aux opportunités d’emploi à Dakar augmentera sensiblement de 70% environ pour les populations de l’agglomération. Cette augmentation bénéficiera particulièrement aux zones défavorisées sur le plan économique et éloignées du centre-ville de Dakar.
En outre, l’accroissement des opportunités d’emploi va également favoriser les femmes car, avec le BRT, des milliers d’emplois directs et indirects seront générés avec une priorité pour les femmes. Elles bénéficieront d’un accès accru à des emplois qualifiés créés par la mise en service du BRT ; l’objectif à long terme étant l’égalité d’accès aux emplois qui seront créés par l’opérateur en charge de l’exploitation du BRT.
Les limites méthodologiques de l’étude d’impact du BRT sur la main-d’œuvre commanditée par ITF
L’avant-propos du rapport commandité par la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF) au Laboratoire de Géographie humaine (LABOGEHU) de l’UCAD et au Global Labour Institute (GLI) au Royaume Uni, indique comme objectif général : « examiner l’impact potentiel du système de bus à haut niveau de service (BRT) sur les moyens de subsistance et les conditions de travail des personnes qui dépendent du secteur des transports urbains de Dakar, en particulier celles qui sont employées dans l’économie informelle ».
Qui plus est, les conclusions du rapport insistent sur un fait : « Au moment de la rédaction du présent rapport, les autorités de Dakar (le CETUD en particulier) ont donné des indications très positives quant à la participation des syndicats représentant les travailleurs des transports urbains dans les discussions sur l’introduction du BRT et son impact sur la main d’œuvre du transport informel. Il faut s’en féliciter ». Par ailleurs, est précisé que des études complémentaires sont indispensables pour recueillir davantage de données, faire des estimations fiables, tenir compte des projets connexes au BRT qui intègrent une formalisation progressive du secteur des transports informels. Enfin le rapport d’étude indique bien n’avoir la prétention de fournir une estimation fiable de chiffre, en posant l’hypothèse d’une possibilité que « …les moyens de subsistance de 5 000 à 10 000 personnes soient menacés, si aucune mesure d’atténuation n’est adoptée ».
Mais comment mener un projet structurant sans mesures d’atténuation ? Et comment arrive-t-on à une évaluation d’impact potentiel du simple au double pour une catégorie de population du transport informel ?
En analysant la méthodologie de l’étude, nous avons constaté plusieurs manquements qui auraient pu être évités si les consultants avaient mis à contribution le CETUD en tant qu’Autorité organisatrice des transports urbains de Dakar. En effet, la quasi-totalité des points de recommandation, qui ne visent pas l’exhaustivité, sont déjà prises en charge dans le cadre de l’implémentation des projets de BRT et de restructuration globale du réseau de transport en commun. La contribution scientifique devrait porter sur l’observation de ces aspects plus complexes ; le recueil des données y afférent, leur analyse objective pour une capitalisation pouvant servir utilement les projets à venir au Sénégal et dans la sous-région. Les enjeux portent en effet sur les conditions de transition en partant d’une logique d’intégration progressive de l’informel à un système de transport moderne, apportant un réel surplus à l’objectif de promotion de villes durables.
Pour répondre à leurs problématiques, les auteurs ont cherché à caractériser, dans un premier temps, la main-d’œuvre dans les transports urbains à Dakar. Pour ce faire, leur méthodologie s’appuie sur une enquête par sondage non aléatoire basé sur un choix subjectif des répondants, avec comme corollaire la non représentativité de l’échantillon. Ainsi, les résultats issus de cette enquête ne sont pas extrapolables et, par conséquent, ne permettent pas de caractériser l’ensemble de la main-d’œuvre des transports urbains de Dakar.
En second lieu, les auteurs, en voulant mesurer l’impact potentiel du BRT sur l’emploi dans le secteur des transports urbains, se sont basés sur plusieurs hypothèses non adaptées :
– Sur le nombre de véhicules« Car-rapide » et « Ndiaga-Ndiaye » : l’étude part d’une hypothèse de 1397 Car-rapide et Ndiaga-Ndiaye en circulation sans tenir compte du projet de renouvellement du parc de transport urbain. En effet, le CETUD a entrepris la quatrième phase du projet de renouvellement qui a hissé le nombre d’autocars urbains renouvelés, à date, à 1902 véhicules. Sur la base des résultats du dernier recensement des Car-rapides et Ndiaga-Ndiaye, il reste près de 761 véhicules, ayant des licences urbaines, à renouveler au lieu des 1397 véhicules annoncés dans le rapport ;
– Sur le nombre d’emplois menacés au niveau des Car-rapides et Ndiaga-Ndiaga : en partant du principe que la quasi-totalité des car-rapides et Ndiaga-Ndiaye seront renouvelés par des minibus du réseau AFTU, il est erroné d’en estimer des pertes d’emplois. En effet, étant donné que le nombre moyen de travailleurs est le même aussi bien pour le véhicule (car-rapide ou Ndiaga-Ndiaye) renouvelé que pour le minibus AFTU, il y a un effet de compensation des emplois qui n’est pas pris en compte dans l’analyse ;
– Sur l’oubli volontaire des emplois qualifiés et durables créés par l’exploitation du BRT
la performance et l’originalité de ce projet se trouvent aussi dans l’ambition de solliciter l’investissement privé pour l’acquisition et l’exploitation du matériel roulant qui répondra aux standards internationaux en termes de performances technique et environnementale. Il s’agit là du premier projet de transport urbain dans la sous-région, structuré en Partenariat Public Privé, avec comme objectif la mise en place d’un système de bus sur voies réservées à haute capacité. A ce propos, il faut relever que la structuration de l’exploitation du BRT en PPP, marque un point d’inflexion majeur. 30% de parts dans la société d’exploitation seront réservées aux opérateurs locaux et à l’Etat du Sénégal. En outre, le projet intègre un fort volet formation et renforcement de capacités. Les emplois générés puiseront dans la force de main-d’œuvre locale. Il est prévu en phase exploitation environ 1500 emplois directs sans compter les emplois indirects et induits.
– Sur la non prise en compte du projet de restructuration globale du réseau de transport collectif
le programme d’investissement développé pour le troisième plus grand projet de transport collectif à Dakar est ambitieux, avec un investissement de 419,2 milliards de FCFA (pour des bus roulant au GNV), la création de 32 lignes prioritaires et l’acquisition d’environ 930 véhicules neufs pour l’exploitation de ces lignes sur une période de 10 ans à partir de 2022. Afin d’assurer les rabattements sur le BRT et le TER, la première phase porte sur la mise en place de 14 lignes prioritaires qui concentrent 68% des correspondances avec le BRT et le TER, avec un investissement de 175 milliards de FCFA, y compris l’acquisition de 380 bus à faibles émissions. Le schéma de structuration institutionnel et financier de ce programme d’investissement intègre parfaitement les opérateurs locaux.
– Sur l’utilisation des résultats d’une étude similaire réalisée à Nairobi
les auteurs sont partis d’une hypothèse de 200 emplois perdus par kilomètre sans tenir compte des différences de structures de la main-d’œuvre entre les deux villes. De même, le projet BRT de Dakar intègre une sous-composante « compensations et mesures de réinstallation » prévue pour l’indemnisation aussi bien des ménages que des places d’affaires affectés par le projet. Jusque-là, le taux de paiement des dossiers conciliés est de 98%. Partant de ce fait majeur, la majorité des emplois indirects localisés sur le corridor du BRT ont déjà fait l’objet de compensation financière et ne devrait donc pas être considéré comme des pertes d’emplois. Le rapport précise qu’il s’agit bien de la seconde évaluation d’impact pour le compte de l’ITF après Nairobi.
– Sur la non prise en compte des particularités de Dakar avec une expérience réussie (à intensifier) de formalisation progressive du transport artisanal
le contexte particulier de Dakar, avec la mise en place d’une Autorité organisatrice des transports depuis 24 ans, l’instauration d’un cadre de dialogue permanent qui a permis le renouvellement de 2500 minibus à Dakar et dans les régions compte non tenu du projet en cours, n’a pas été assez pris en compte. Faut-il préciser que le programme de renouvellement a été aussi étendu aux taxis urbains et taxis collectifs pour remplacer les taxis clandestins. Ces résultats encourageants sont à prendre en compte dans l’analyse. En outre, le renforcement de capacité et la formalisation progressive des acteurs participent aujourd’hui à l’adhésion des opérateurs, des représentants de la main-d’œuvre informelle et des travailleurs indépendants du sous-secteur des transports routiers. Cette formalisation s’appuie sur l’AFTU et la MECTRANS relativement aux volets financiers et organisationnels et sur TRANSVIE pour l’accompagnement social.
– Sur la non prise en compte du dispositif innovant d’évaluation d’impact mis en place en collaboration avec l’Unité d’évaluation d’impact de la Banque mondiale
le CETUD, à travers une collaboration avec l’Unité d’évaluation d’impact de la Banque Mondiale (DIME), a entrepris une démarche innovante pour l’évaluation des impacts socioéconomiques du projet BRT. Pour ce faire, une méthodologie très rigoureuse, basée sur la méthode des doubles différences (incluant l’établissement d’une situation de référence en 2019), a été adoptée. Les thématiques étudiées couvrent un champ plus large, notamment les impacts du BRT sur les emplois (directs et indirects), sur la réduction des externalités négatives des transports (congestion, accident, bruit, pollution de l’air), sur les prix des logements, etc. La mise en place d’un tel dispositif d’évaluation d’impact est surtout guidée par la volonté du CETUD, en tant qu’autorité organisatrice des transports urbains, de s’assurer que les analyses coût-efficacité saisissent tous les avantages qui peuvent alimenter les prises de décision pour l’amélioration de la mobilité urbaine. Plus encore, cette étude pourra servir aux autres villes africaines à croissance rapide, envisageant de nouveaux systèmes de transport de masse tel que le BRT, mais aussi de preuves concrètes sur les impacts réels qu’on peut attendre de la mise en œuvre de telles infrastructures.
Au demeurant, en ne s’appuyant pas assez sur les éléments de contexte et les déterminants de la mobilité dans la région de Dakar, l’étude commanditée par ITF n’a pas assez considéré le point de vue des usagers ainsi que les besoins de mobilité quotidienne qui du reste ont une essence sociale, économique, culturelle.
En définitive, avec la plateforme d’animation des acteurs mise en place dans le cadre du projet BRT, les travaux de concertation se poursuivront avec l’ensemble des parties prenantes, en tenant compte particulièrement des spécificités liées au profil de la main-d’œuvre locale que nous adresserons avec les représentants de ITF-Sénégal.
CETUD