Dakarmidi – Le Coran est le socle de l’identité spirituelle du musulman et de la musulmane. Parole de Dieu, il porte en lui des significations infinies, des perspectives indicibles, il ouvre des horizons proprement ineffables. La tâche d’une théologie islamique n’est pas de circonscrire cet infini, ni de clore l’acte qui consiste à lire le texte sacré, mais de contribuer, au contraire, à faire vivre dans la conscience du lecteur et de la lectrice les virtualités créatrices, les potentialités émancipatrices du Dit divin.
Si la théologie (‘ilm al-kalam, ‘ulum ad-din ) est possible et nécessaire, c’est d’abord parce que la quête de sens est ancrée au cœur de l’aventure intérieure et collective du croyant et de la croyante. C’est précisément entre l’infinitude du Coran et la finitude de nos lectures et interprétations que se déroule cette quête de sens. Ce dernier est moins dans le texte lui-même que dans l’acte de lecture. L’impératif coranique est, ici explicite, et c’est en lui que s’origine l’aventure de l’islam : « Lis ! Lis » exige l’Ange à celui qui devenait, par là même, Messager de Dieu (rassoul allah). (« Lis au Nom de ton Seigneur qui a créé ! Il a créé l’homme d’un caillot de sang. Lis !… Car ton Seigneur est le Très-Généreux qui a instruit l’homme au moyen du calame et lui a enseigné ce qu’il ignorait) [Coran XCVI, 1-5].
Si le sens n’est pas dans le Coran, il n’est pas non plus, contrairement à ce que pourrait croire un historicisme stérile, en l’homme. Il serait utile – c’est en tout cas notre perspective théologique -, de penser en termes de relation et pas uniquement d’objet. Le sens émerge de la relation entre le Coran et l’homme. Cela signifie que la conscience doit se hisser à un site dépassant à la fois la situation dans laquelle l’épaisseur humaine du lecteur et de la lectrice est abolie (au nom d’une compréhension réductrice de la divinité) et la situation dans laquelle c’est l’horizon transcendantal du Coran qui est nié (au nom d’une compréhension réductrice de l’humanité).
Le sens, redisons-le, gît au cœur de la relation. D’ailleurs, il n’est pas inutile de rappeler que la lecture du Coran doit s’effectuer sous la conduite du ‘aql. Mais malheureusement on a coutume de le réduire à la raison(la ratio des Latins). Ce qui est proposé, en fait, c’est moins de lire le texte sacré selon les règles d’un rationalisme qui pourrait être mutilant, que d’intégrer les acquis de la lecture « rationnelle » dans une perspective plus grande et plus stimulante pour la foi vive du croyant et de la croyante. Nous renvoyons, ici, à l’étude de notre ami Eric Younès Geoffroy intitulé « Du dépassement de la raison dans le soufisme »
Dans le contexte qui est le nôtre aujourd’hui (et il faut bien mesurer la distance avec le contexte de l’islam médiéval), il nous semble important de souligner que le ‘aql de la langue arabe n’est pas réductible à la raison occidentale dominante. Autant la raison procède par réduction (de la Logique d’Aristote au Discourssur la Méthode de Descartes), autant le ‘aql procède par analogie, à travers un processus cognitif par lequel, au lieu de découper, de décomposer et de fragmenter la réalité, on procède à son unification. L’établissement des relations, des liens, des correspondances entre tout ce qui existe dans la réalité phénoménale est la visée ultime de l’usage du ‘aql, organe subtil de l’âme humaine.
C’est en ce sens que l’on peut dire que le ‘aql vise à ce que l’âme musulmane parvienne à la claire-conscience du tawhid, autrement dit de l’unité originaire entre le divin, le cosmique et l’humain. Cette prise de conscience de l’unité est un processus de type dynamique (qui évoque le process de Alfred N. Whitehead) et le mot le dit bien : tawhid est le nom verbal de la 2 ème forme de la racine arabe WHD. Or cette 2 ème forme est dynamique. Ibn ‘Arabi a produit une belle œuvre à propos de cette unité d’origine, antérieure à la dualité ; il suffit de relire ses pages sur la wahdat al-wujud. Nous y reviendrons.
Michel Fattal, grand connaisseur des philosophies antiques, a proposé une remarquable étude sur la raison telle qu’elle se révèle dans les contextes occidentaux et orientaux. A ses yeux, la Parole du Coran ne relève pas du même univers que la Parole grecque telle qu’elle fut exprimée par Platon et Aristote. Elle n’est pas « logique » ni « rationnelle ». La logique est désignée par le substantif mantiq qui dérive du verbe nataqa, professer (une parole). Elle n’apparaît qu’une fois dans le corpus coranique (XXVII, 16) et encore faut-il souligner que la logique à laquelle le texte fait référence n’est pas celle des hommes, mais celle de la langue des oiseaux ! Le substantif ’aql – qui renvoie au logos grec – n’apparaît pas dans le Coran, sauf à travers le verbe ya’qila (comprendre). Il écrit ceci : « ’Aqala signifie aussi bien comprendre et être doué d’intelligence que lier et attacher. L’intelligence, ’aql, est donc un lien, ’uqlat. »( Pour un nouveau langage de la raison.Convergences entre l’orient et l’occident, Paris, éd. Beauchesne, coll. « Bibliothèque des Archives de la Philosophie », 1987, p. 70)
L’horizon arabo-musulman du ‘aql est donc bien celui d’une mise en relation (en termes contemporains nous dirions d’une « mise en réseau » !). Il y aurait matière à faire le rapprochement entre cet horizon et celui de la transdisciplinarité à laquelle nous invite le mouvement actuel de la science, des sciences dures aux sciences humaines et si on veut à toute force parler de raison à propos du ‘aql, que l’on parle alors de « raison ouverte » au sens donné à cette expression par Edgar Morin ou encore de « rationalité ouverte » dans le sillage d’Antoine Faivre.
D’ailleurs, nous reprenons à notre compte ce qu’il dit de la « rationalité ouverte » des Philosophes allemands de la Nature de la fin du 18 ème siècle et du début du 19 ème siècle, une « rationalité susceptible de féconder la recherche en favorisant l’avènement d’une transdisciplinarité bien comprise et aujourd’hui indispensable. Une rationalité, enfin, nous détournant de calquer notre représentation du monde uniquement sur les principes méthodologiques de la science positive, qui ne devraient jamais rester autre chose que des serviteurs de la connaissance, des ancillae philosophiae, c’est-à-dire des moyens en vue d’une approche fonctionnelle du réel. » ( Philosophie de la Nature, Paris, éd. Albin Michel, coll. « Idées », 1996, p. 19).
Une lecture transdisciplinaire du Coran peut s’avérer féconde en ce qu’elle ne se contente pas de l’analyse rationnelle et de l’usage des disciplines scientifiques. Même si la critique historique, l’analyse littéraire, la psychologie, l’anthropologie culturelle, etc., peuvent apporter des éclairages importants (et les premiers Musulmans ne se privaient de recourir à des méthodes rationnelles comme la « Science des conditions de la révélation » ( asbaban-Nuzul ) ), ces sciences doivent être des « servantes », des outils d’une connaissance en vue du tawhid et de la réalisation intérieure. C’est toute la différence entre la lecture transdisciplinaire et les approches disciplinaire, pluridisciplinaire et interdisciplinaire. Dans ces dernières, nous sommes encore sur le terrain de la rationalité, de l’argumentaire, de la preuve, d’une sorte de ‘aql mineur ; et nous utilisons cette expression dans le même sens que jihad mineur ( jihadal-asghar ). La transdisciplinarité assume la disciplinarité et la dépasse radicalement. Nous voilà revenu au « dépassement de la raison » évoqué plus haut.
Soulignons que dépassement n’est pas rupture et il n’est pas illégitime de dire qu’il traduit le passage du ‘aql mineur au ‘aqlmajeur, comme un écho au ‘aql al-awwal d’Ibn Sina et du néoplatonisme musulman. Le trans dit a la fois le à travers (lesdisciplines rationnelles) et le au-delà (de ces mêmes disciplines ). Dans cet au-delà, le processus cognitif convoque d’autres facultés intérieures et d’autres organes de connaissance sont sollicités. Nous sommes ici en présence de la fameuse distinction entre le tafsir et le ta’wil. Seyyed Hossein Nasr rappelle que c’est « par un travail spirituel que l’homme acquiert la possibilité d’atteindre le sens intérieur du texte sacré, par ce processus appelé ta’wîl, qui est l’interprétation symbolique et herméneutique du Livre, comme le tafsîr est l’explication de son aspect extérieur. » ( Islam. Perspectives et réalités, Paris, éd. Buchet Chastel, Paris, 1975, p. 71).
Il continue : « L’étymologie de ta’wil indique le processus même qu’implique ce mot arabe, dont la signification littérale est : reconduire quelque chose à son commencement, à son origine. Pénétrer les mystères intérieurs du Coran, c’est précisément remonter à son Origine, car l’Origine est ce qu’il y a de plus intérieur, alors que la révélation, ou manifestation, du texte sacré en est à la fois une descente et une extériorisation. Toute chose, en effet, procède du dedans vers le dehors, de l’intérieur vers l’extérieur, et nous, qui vivons « à l’extérieur », devons revenir à l’intérieur si nous voulons atteindre l’Origine. Tout a un intérieur (batin) et un extérieur (zahir), et ta’wil, c’est aller du zahir au batin, de la forme extérieur au sens intérieur. »(p. 71-72).
Mohammed Taleb