Si Keita Fodéba avait vu ses fonctions amoindrir de remaniement en remaniement, c’est avec le complot des “officiers félons”, ou “complot des militaires” ou encore des “politiciens véreux” que Sékou Touré va signer sa mort. Ce complot, plus connu sous le nom de “Complot Kaman – Fodéba”, fournira l’occasion au tyran pour arrêter, torturer et tuer plusieurs hauts cadres, employeurs ou simples citoyens. Avec Keita Fodéba seront accusés Kaman Diaby, Barry Diawadou et Nabi Youla, l’ambassadeur qui a eu la chance de faire défection depuis 1967, etc…
Par ce complot aussi le tyran avoue sa peur bleue des coups d’état. En effet, après les coups d’état contre Modibo Keita au Mali et Kwame Nkruma au Ghana, il ne dort sur ses deux oreilles. Pensant anticiper les événements, il déclenche sa machine tuer contre d’innocents cadres qui ne souhaitaient que l’aider à conserver son pouvoir.
Voici comment les choses se seraient passées d’après ce que qu’a écrit l’ambassadeur de France et ami du tyran André Lewin dans sa thèse Ahmed Sékou Touré, 1922-1984 : président de la Guinée de 1958 à 1984.
Début janvier 1969, lors d’une session du Conseil national de la Révolution, Sékou Touré affine qu’un coup contre la Guinée a été déjoué juste après une réunion de l’OCAM, où l’un des délégués aurait affirmé qu’après le coup d’État contre Modibo Keita (renversé et remplacé le 19 novembre 1968 à la suite d’un coup d’État militaire mené par Moussa Traoré, alors lieutenant. un changement aurait lieu en Guinée dans les trois mois; il ajoute qu’un coup contre Senghor avait échoué (une tentative d’assassinat a eu lieu en mars 1967).
A la réunion de l’OERS qui a suivi le coup d’État au Mali et à laquelle Moussa Traoré ne s’est pas rendu, Sékou Touré affirme qu’il est convaincu que le coup était en fait dirigé contre lui, que les assaillants “se sont fait la main” à Bamako, et que Modibo Keita était le dernier maillon avant lui-même.
Cette campagne à propos d’un coup éventuel en Guinée atteint son paroxysme au printemps 1969 à la suite de la dénonciation d’un complot dans lequel sont impliqués plusieurs officiers et diverses personnalités politiques. C’est Marcel Mato Bama, secrétaire d’État à l’intérieur et à la sécurité, qui lance le 23 février 1969 l’instruction du “Complot des militaires”. encore qualifié au début de “complot du camp des parachutistes de Labé”.
Tout semble commencer en effet lors d’un bal à Labé, au cours duquel quelques officiers et sous-officiers, échauffés par le déroulement de la soirée, parlent imprudemment devant des militants du Parti de “cravater” prochainement le président, à l’occasion d’une visite que celui-ci devait effectuer à Labé. Ces propos sont rapportés à Emile Cissé, à l’époque considéré comme “les yeux et les oreilles du président à Labé”.
Dans le cadre de l’instruction ouverte, Sékou Touré demande d’abord au ministre-délégué de Labé, Toumani Sangaré, d’enquêter, puis, devant le manque de résultats, envoie sur place le général Lansana Diané, qui conclut lui aussi à l’absence de preuves, mais ordonne le changement d’affectation d’un certain nombre d’officiers. Trois d’entre eux, officiers parachutistes du Camp El Hadj Oumar Tall, sont embarqués le 26 février dans un avion en direction de la capitale sous la surveillance d’un commissaire inspecteur de police, le [sergent] Mamadou Boiro ; ils comprennent qu’ils sont soupçonnés et qu’à destination, ils vont comparaître devant le tribunal révolutionnaire.
Ils tentent alors de détourner l’avion, assomment leur gardien Mamadou Boiro, et le précipitent dans le vide. Mais, à court de carburant (c’est du moins ce que leur dit le pilote), l’avion, un Antonov 14, fait un atterrissage forcé à Maleya, non loin de Siguiri, proche de la frontière du Mali ; les trois officiers sont arrêtés par les militants sur place et derechef amenés à Conakry, où ils seront fusillés.
Mais auparavant, on leur a fait dénoncer les “têtes du complot” :
- le ministre Keita Fodéba
- le chef d’état-major adjoint inter-armes le colonel Kaman Diaby
- Barry Diawadou, l’ancien opposant à Sékou devenu ministre
- Nabi Youla, l’ambassadeur qui a fait défection en 1967, etc…
Le colonel Kaman Diaby avait peu auparavant fait une tournée dans les casernements ; il y avait constaté que les militaires n’étaient pas satisfaits de leur sort et avaient diverses revendications matérielles à formuler : nourriture, conditions de logement, congés, habillement, etc … Il avait fait la promesse de leur donner rapidement satisfaction.
L’ayant appris, Sékou Touré organise une vaste réunion à laquelle officiers, sous-officiers et hommes de troupe sont largement représentés ; bien entendu, cette réunion avait été “préparée” avec un certain nombre de fidèles. Le président commence à donner la parole à quelques comparses qui disent que tout va bien dans l’armée ; puis quelques autres font allusion à ce qui ne va pas, mais ajoutent qu’ils sont satisfaits parce qu’ils ont reçu des promesses de Kaman Diaby ; Sékou fait semblant de s’étonner en relevant qu’il n’entre pas dans les attributions du chef d’état-major adjoint de prendre de tels engagements ; Kaman Diaby se trouble, répond évasivement et l’on sent que sa position est brusquement devenue fragile.
Le 11 mars, une cour militaire spéciale dénonce une conspiration de l’impérialisme français et de certains pays africains, et rappelle la mort de Boiro. Ismaël Touré affirme le 15 mars que cinq jours auparavant, une compagnie de parachutistes basée à Labé avait prévu d’assassiner le président et de prendre le pouvoir.
Le 18 mars, Sékou Touré révèle que des douzaines de “traîtres” — civils et militaires — se trouvent dans les prisons de la Révolution en attendant leur jugement par le peuple ; le chef d’état-major adjoint, quatre capitaines, plusieurs officiers et sous-officiers ainsi que quelques civils étaient derrière le coup.
Le 22 mars, le président Sékou Touré, dans une allocution prononcée à l’occasion d’une conférence organisée à Conakry par la Fédération Syndicale Mondiale et l’Union Syndicale Pan-Africaine, fait diverses révélations sur le complot et annonce que l’enquête avait permis de démasquer ses têtes.
Cette fois-ci, Sékou Touré lui-même donne des noms : notamment les principaux instigateurs Keita Fodéba et le colonel Kaman Diaby, chef d’état-major adjoint de l’armée nationale et secrétaire d’État au service civique, qui aurait dû être nommé Maréchal de la future Deuxième République ; il aurait reçu instruction de Paris, dès le 31 octobre 1958, d’infiltrer l’armée guinéenne afin d’accomplir des tâches compatibles avec les intérêts français et de rester en contact permanent avec Paris. Puis viennent d’autres noms :
Barry Diawadou, ancien opposant à Sékou Touré et rallié au régime à l’indépendance, ancien ministre de l’éducation nationale puis des finances, qui devait être le président du nouveau régime Fofana Karim, secrétaire d’État aux travaux publics Camara Balla, ministre du commerce Cheikh Keita, commandant de la garnison de Labé plusieurs autres officiers ambassadeurs et hauts fonctionnaire.
Le 30 mars, Radio Conakry accuse le général de Gaulle d’organiser la subversion contre la Guinée en faisant entraîner des mercenaires guinéens au camp de Rivesaltes, dans le sud de la France. Quelques jours avant le procès, U Thant prévient Conakry qu’il sera dans l’impossibilité de visiter la Guinée au cours de sa prochaine tournée africaine à moins qu’Achkar Marof ne soit libéré.
Sékou Touré avait informé U Thant en octobre 1968 que ce dernier n’était plus représentant permanent de la Guinée et qu’il ne pouvait accepter que celui-ci soit nommé représentant spécial pour la Namibie ; Achkar Marof retourne peu après à Conakry et il est emprisonné en arrivant. Abdoulaye Touré est nommé à sa place et affirme qu’U Thant a reçu de Sékou par lettre les explications nécessaires ; mais cette lettre ne sera jamais publiée. Plus tard, on dira qu’Achkar Marof a été impliqué dans le complot, mais aussi qu’il y a eu des malversations dans la gestion de la mission guinéenne à New York.
Le 14 mai 1969, ayant siégé quatre jours en tant que tribunal révolutionnaire sous la présidence de Léon Maka (président de l’Assemblée nationale), le Conseil National de la Révolution condamne à mort 13 accusés, inflige des peines de détention allant de 5 ans à la perpétuité avec travaux forcés à 27 autres, et prononce aussi une série de peines d’emprisonnement.
Tous les condamnés ont avoué avoir conspiré contre Sékou Touré. Parmi les condamnés à mort, il y a Kaman Diaby, Keita Fodéba, Barry Diawadou, Fofana Karim. Deux sont condamnés à mort in absentia, Mamadou Bah (de la Banque Mondiale), et Nabi Youla (qui a quitté son ambassade à Bonn pour s’installer à Paris en avril 1967, avant de s’établir à Kinshasa). Jean-Baptiste Deen, ambassadeur à Lagos, est condamné à vingt ans.
Les exécutions auront lieu immédiatement pour la plupart des condamnés, mais se poursuivront pour d’autres jusqu’en 1971. Avant d’être exécuté, sans doute en juillet 1969 (certains parlent d’empoisonnement, mais plus probablement d’un peloton d’exécution), Keita Fodéba aurait crié à plusieurs reprises qu’il voulait voir Sékou Touré. Et il aurait écrit sur les murs de la cellule 72, qu’il occupait au camp Boiro:
“J’ai toujours été au service d’une cause injuste et pour ce faire, j’ai utilisé l’arbitraire. J’étais chargé d’arrêter tous ceux qui étaient susceptibles d’exprimer la volonté populaire. Je n’ai compris que lorsque je fus arrêté à mon tour.”
Même ceux qui n’ont pas été condamnés mourront presque tous au Camp Boiro, de “diète noire” ou de mauvais traitements. Il s’agit du seul complot dont il ne restera pratiquement pas de survivants, témoignage de la dureté particulière de Sékou vis-à-vis des militaires et de la plupart de ses ministres “comploteurs”, même s’ils avaient été de ses proches amis.