Elles ont été sculptées au XIXe siècle mais nous viennent d’un passé bien plus lointain. Juchées sur la balustrade de Notre-Dame de Paris, les chimères nous regardent du fin fond de notre histoire.
En 1840, Notre-Dame de Paris est plutôt mal en point. La Révolution est passée par là avec ciseaux et burins.
Deux architectes sont donc chargés de la restauration de ce monument emblématique déjà vieux de près de six siècles: Jean-Baptiste Lassus, qui est bien oublié aujourd’hui, et Viollet-le-Duc, qui passe aujourd’hui pour le réinventeur du Moyen-Age. Car à l’époque, le romantisme aidant, la période médiévale fait l’objet d’un regain d’intérêt dans toute l’Europe. De l’Ivanhoé de Walter Scott à l’Esméralda de Victor Hugo, on se passionne pour la chevalerie, l’architecture gothique, tout un monde empreint de magie, carnavalesque et sombre.
Chimères et gargouilles
On confond souvent les chimères et les gargouilles. Si on veut être tout à fait précis, le terme de chimère désigne un être hybride qui mêle tête de lion, corps de chèvre et queue de serpent.
Dans un sens plus général, il est attaché aux créatures qui possèdent des attributs de différents animaux.
Les gargouilles sont elles aussi des créatures monstrueuses, mais elles ont une destination pratique puisque elles achèvent les gouttières par où s’écoulent les eaux de pluie.
Lorsque Viollet-le-Duc dessine les chimères qui doivent garnir la balustrade la plus élevée de Notre-Dame, il est donc moins soucieux de revenir aux statues originelles que de rendre dans l’espace parisien l’esprit grotesque et mélancolique du moyen-âge qu’il a en tête.
DÉCRYPTAGE DE QUELQUES-UNES DE CES CRÉATURES ÉTRANGES
Démon pensif dit le Stryge
Également appelée « démon pensif », le stryge est la plus connue des chimères de Notre-Dame.
A l’origine, les stryges sont des démons femelles qui mêlent les attributs de la femme et de l’oiseau. Les Romains étaient convaincus qu’elles venaient sucer le sang des nouveaux nés, ou les enlever dans leurs serres la nuit venue, en poussant des cris à glacer le sang. Ces sortes de vampires antiques hantaient les cimetières quand elle ne passaient par leur temps à empoisonner les enfants avec leur lait (c’est Pline l’Ancien qui le dit).
En l’occurrence, le stryge de dessinée par Viollet-le-Duc apparaît bien peu féminine et si agressive qu’on pourrait craindre. Elle semble observer le monde avec nostalgie, comme si ce temps de magie et de sortilège auquel elle appartient avait définitivement tiré sa révérence.
Le juif errant
Là encore, Viollet-le-Duc s’est inspiré d’une légende qui remonte au moyen-âge. On racontait alors que sur le chemin de croix, le Christ avait demandé de l’aide à un cordonnier. Au lieu de venir à son secours, l’homme lui cracha au visage. Pour sa peine, il fut condamné à errer sans fin à travers le monde, sans même pouvoir trouver le repos dans la mort.
Au XIXe siècle, ce récit trouve un nouveau souffle avec le feuilleton du même nom écrit par Eugène Sue. L’auteur des « Mystères de Paris » met en scène la malédiction qui pèse depuis des siècles sur ce malheureux homme, faisant coïncider sa venue dans la capitale et une épidémie de choléra qui fit 12.000 morts en 1832.
Le sculpteur Victor Pyanet, qui exécute cet ensemble voulu par Viollet-le-Duc, représente le Juif Errant avec une longue barbe et un bonnet, tel qu’il apparaît également dans les images d’Epinal. Bouche ouverte, l’œil inquiet, il guette peut-être les ravages de la maladie qui progresse dans les dédales parisiens.
Le Basilic
Dans l’antiquité, le Basilic est le roi des serpents, raison pour laquelle on le représente généralement coiffé d’une couronne.
Au moyen-âge, l’ADN de cette créature connaît quelques mutations puisque son corps couverts d’écailles s’ornent d’ailes, tandis que lui poussent des pattes et des ergots de coq. On voit aussi son dos se créneler et se couvrir d’émeraudes.
Selon la légende, le Basilic est né d’un œuf de coq (vous avez bien lu) couvé par un serpent ou par un crapaud, ceci expliquant cela. Au moyen-âge, le Basilic prend la forme d’un petit dragon dont le souffle empoisonné tue sans faire de détails, les hommes comme les végétaux. A son approche les animaux détalent, sauf le coq qui peut faire fuir le Basilic grâce à son chant et la belette qui – curieusement – est la seule bête capable de l’anéantir.
Si vous n’avez pas de belette sous la main, vous pouvez toujours vous adresser à un éale. C’est-à-dire à cette étrange bestiole de la taille d’un cheval, qui court et nage, a une mâchoire de sanglier, une queue d’éléphant et est armé de défenses et de cornes mobiles. Là, vous verrez, le Basilic devrait moins faire le malin, l’éale étant sa bête noire.
Vous noterez que Viollet-le-Duc, prévenant, avait pris soin de couler les antérieurs de la bête dans la masse de la cathédrale, de crainte sans doute qu’elle n’aille déverser son haleine criminelle sur les touristes en contrebas.
Le griffon
C’est quelque part en Egypte que le griffon fait son apparition pour la première fois, il y a plus ou moins 5.000 ans de cela. Avec sa tête et ses ailes de rapace et son corps de lion, on retrouve ensuite sa trace un peu partout en Mésopotamie, à Rome, à Athènes. On le voit ainsi tirer le char d’Artémis ou de Dionysos, participer à des scènes de chasse ou s’attaquer à des sphinx et des centaures.
Au moyen-âge, il peuple armoiries, œuvres littéraires et bestiaires du temps et nos ancêtres ne doutent pas de son existence réel. Pour certains paléontologues, la découverte de squelettes de protocératops pourrait expliquer cette conviction.
Le griffon qui se trouve à Notre-Dame apparait bien mélancolique, et inversé dans sa composition, avec une tête de mammifère et un corps d’oiseau, comme si Viollet-le-Duc jouait avec un répertoires de formes pour recomposer son propre bestiaire.
Le chien tricéphale
Cette créature des enfers est un peu déplacée dans l’univers médiéval de Notre-Dame. Dans ses recherches de bestioles composites et d’animaux aberrants, Viollet-le-Duc a sans doute ratissé large, faisant des emprunts jusque dans l’antiquité grecque pour dénicher ce chien tricéphale, aussi connu sous le nom de Cerbère.
Les anciens croyaient que cette créature aux trois gueules féroces gardait la porte des enfers. Sa voix d’airain était réputée pour terroriser tous ceux qui l’entendaient. Seul Hercule lui fit rendre gorge à l’occasion de ses douze travaux.
Ici, sa physionomie famélique et maladive lui donne un air plus inquiétant que menaçant. Elle évoque, sans le dire, le temps des épidémies, des disettes, la légende noire d’un millénaire emprunt de foi, mais aussi de crainte et d’incertitude.
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