«Je l’ai connu en 1985, fréquenté et pratiqué depuis lors, sans discontinuer. J’avais seize ans et venais d’aménager à l’immeuble Bourgi, situé sur l’actuelle avenue Senghor, alors Roume, chez mon frère aîné, Pape Yama Mbaye dit PYM, fraîchement nommé adjoint au Chef du Protocole du Président de la République, aux côtés de l’autre figure du Protocole d’alors, Bamba Crespin, un Monsieur d’une exquise élégance dans le port et le verbe. Quasiment, toute la garde rapprochée du Président Diouf logeait dans cet immeuble.
Trente-trois ans après, je me souviens encore de mon premier contact avec celui qui demeurera, au fil des décennies, mon «Grand». Depuis, je l’ai appelé ainsi.
Un soir, fuyant les foudres de PYM, après quelques écarts de lycéen, je poireautais au bas de l’immeuble. C’est alors que je vis un homme, déjà aperçu auparavant discutant avec mon frère, la démarche raide, soigneusement habillé, qui s’arrêta pour me demander : «Qu’est-ce que tu fais là??». Je lui racontai mon calvaire. La suite fut à mon avantage? : il m’amena avec lui à son appartement du sixième étage, avant de plaider ma cause auprès de son adjoint, mon frère. La première d’une longue série d’interventions pour me sortir de pétrin.
Et c’était parti pour une relation fraternelle, protectrice, qui allait durer trente-trois années jalonnées de moult interventions et sauvetages, au fil de mes écarts. Bien plus tard, au début des années 90, lorsque je revenais de France où j’étais à l’université, je ne manquais pas de faire un crochet à son bureau, à la Présidence, pour le saluer. J’en ressortais souvent avec un «carton rouge», parce qu’il avait eu écho de quelque méconduite que j’avais eue là-bas.
Devenu journaliste, il ne manquait pas de me remonter les bretelles, après avoir parcouru quelques-uns de mes articles, qui n’étaient pas à son goût. Et il l’a toujours fait de manière «protocolaire» avec une formule que je redoutais. «Tu as ici un carton rouge qui t’attend», avait-il l’habitude de me dire au téléphone. Alors, je me précipitais pour aller à sa rencontre, et, des minutes durant, je buvais ses paroles empreintes de mesure. Souvent, nos échanges se terminaient par une recommandation : «Choisis toujours le juste milieu, essaye toujours d’être équilibré et rigoureux».
Mais, Bruno n’était pas seulement et toujours l’effacement, le calme. Il était un humain, capable de ces colères qu’on pouvait redouter. Que je redoutais. J’ai eu à les essuyer, souvent, parce que ma conduite l’avait mis dans cet état. Trois exemples récents me reviennent.
En 2016, je suis une fois venu en réunion du Conseil des ministres dans une tenue traditionnelle «trois pièces», pas trop indiquée : les manches du petit boubou s’arrêtaient à mes coudes. En me serrant la main, le Président de la République dit à son Chef du Protocole qui le suivait : «Bruno, sa tenue là n’est pas protocolaire». Il grommela, tout en me foudroyant du regard, puis, en sortant de la salle, arrivé à ma hauteur, il me souffla à l’oreille?: «Dans mon bureau, après la réunion». Je déferrais à la convocation et en sortais les oreilles pleines de sonorités très amères ponctuées de?: «C’est quoi ces manières ?».
Cette année, par deux fois, lors des visites des Présidents français et chinois, parce qu’à son goût, je m’étais laissé aller à embellir mes articles de faits qui ne devaient pas être communiqués, il m’avait encore fait subir le même sort. Non sans m’avertir?: «On n’écrit pas dans Le Soleil comme on s’autorise à le faire ailleurs».
Ses convocations, lorsqu’elles avaient pour cadre sa résidence de Fann, et non son bureau, je les redoutais davantage, conscient qu’un gros «carton rouge» m’y attendait.
Lors de notre dernier échange, il y a moins de deux semaines, sûr de moi, je lui ai dit?: «Grand, j’ai un projet intéressant : te faire parler dans une interview au Soleil». Il a éclaté de rires, avant de rétorquer?: «Sacré Yakham ! Bon, on va faire une chose : si d’ici décembre, tu ne commets aucune gaffe qui mérite un carton rouge, on en reparlera. Et si ton projet doit être concrétisé, ce sera avec l’accord et sous la supervision de PYM. Mais, je doute que tu puisses relever le défi en restant trois mois sans carton rouge».
Pour rien au monde, je n’aurais aimé relever le défi de cette manière. Plus jamais, je ne l’entendrai me dire : carton rouge. Il me manque les mots pour décrire l’effet que m’a fait l’annonce du rappel à Dieu de mon Grand.
Je ne parlerai pas de sa dimension peu commune de Chef du Protocole de tous nos Présidents, depuis l’indépendance. Non pas parce qu’il me manque des anecdotes recueillies au fil de nos échanges ces trente dernières années, mais parce que tout simplement, je sais que Bruno n’aimerait pas qu’on le raconte. Alors, je vais me cantonner au frère aîné, à l’ami, à la boussole et au protecteur auprès de qui j’ai toujours trouvé refuge, surtout durant mes trois années, parfois éprouvantes, de présence dans le gouvernement. Pour dire ceci : il était un homme bon dont les «cartons rouges» me manqueront terriblement, car ils étaient des alertes précieuses. Que Dieu ait pitié de son âme.»